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Sois heureux et tais-toi !

10.03.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe
Illustration par Anaïs Lacombe

Tout le monde sourit sur les photos de banques d’images ou sur les publicités des grands panneaux d’affichages, mais le parisien fait la gueule. Que ce soit dans un métro bondé, sur un périph bouché ou encore dans une queue, bloqué, il grimace, s'énerve et s’emporte facilement. Drôle de constat dans une société où le bonheur est omniprésent, dans un monde de sourires Colgate et de pensée positive.

 "Le bonheur n'existe que pour plaire, je le veux

Enfin, je commence à douter d'en avoir vraiment rêvé

Est-ce une envie ? Parfois, j'me sens obligée

Le spleen n'est plus à la mode, c'est pas compliqué d'être heureux"

– Angèle & Roméo Elvis, Tout oublier


Car oui, aujourd’hui le bonheur est partout et se décline sous toutes les formes. Que représentent les multiples quêtes de sens, recherche de valeurs ou encore les actes sociaux ou éthiques si ce n’est la recherche du bonheur par tous et pour tous ? Aujourd’hui nous devons être heureux, faire le bien et améliorer notre monde commun. Triste sort pour ceux qui sortent des clous : allez donc chez le psy ! Goinfrez-vous de Prozac ! Soyez heureux ! Et même si à l’intérieur ça ne va pas, surtout, ne rien montrer en façade, faire comme si tout allait bien. Sourire pour une photo insta, c’est quand même pas compliqué non ?
Il faut tout de même avouer que ce quotidien n’est pas toujours facile pour le français. Claudia Senik, principale représente de l’économie du bonheur en France “a mis en lumière de manière scientifique, en utilisant subtilement les données et en contrôlant rigoureusement les facteurs, qu’il y avait un “malheur français”, souligne Daniel Cohen, le directeur du Cepremap. Ses travaux montrent que, pour un même niveau d’éducation, de santé, de chômage, de revenu ou d’espérance de vie, le seul fait d’être né en France réduit de 20 % la probabilité de se déclarer heureux.” Raté, il fallait naître au Danemark. Mais pas de problème pour le français grognon, on a justement plein de solutions pour qu’il soit enfin heureux. Et en plus, ce n’est que pour la modique somme de 9,99€ par mois. Ou bien le prix d’un séjour au Club Med destiné à vous rendre heureux, à vous permettre de décompresser de votre travail et par le all inclusive, atteindre la béatitude vacancière du légume heureux. Plus d’excuses pour ne pas être heureux.
MESURER LE BONHEUR POUR EN FAIRE UN IMPERATIF
Nous l’avons déjà vu, nous avons une passion pour les chiffres. Mais comment chiffrer un sentiment tel que le bonheur ? Si la tâche semble sur le papier difficile, les spécialistes du bonheur se sont mis néanmoins en quête d’une mesure du bonheur grâce à des questionnaires, des indicateurs, des échelles de valeurs, au service des pouvoirs publics et des entreprises. Le bonheur est devenue une norme de décision. Cela s’est imposé depuis les années 1990 avec le développement à grande échelle d’une science du bonheur, d’une myriade d’auteurs, de coachs, et maintenant à l’heure du smartphone… d’applications. Aujourd’hui, des dizaines d’applications proposent, contre abonnement payant, des techniques révolutionnaires pour surmonter les pensées négatives, des solutions pour mieux travailler, être plus efficace… classées dans des catégories “santé et forme physique”, “bien-être”, “self-help”, “développement personnel” et bien entendu “bonheur”. Si vous vous laissez séduire par la plus connue de ces applications miracles, Happify, et que vous réalisez bien tous les exercices comme l’application vous le préconise vous pourrez peut-être avoir la chance d’obtenir des “points bonheur”. Le résultat est sans appel : aujourd’hui l’économie du bonheur est devenue une industrie (très) lucrative.

Et puisqu’on aime les chiffres, ils sont là ! Une étude du Global Wellness Institute montre que le marché de l’industrie du bien-être (nourriture healthy, tourisme du bien-être, spa, fitness, coachs...) a connu une croissance de 12,8 % entre 2015 et 2017, et représentait en 2017 une florissante économie de 4 200 milliards de dollars. On ne peut pas s’étonner après ça que les startupers 3.0 nous inondent de nouvelles propositions pour que l’on se sente mieux. C’est quand même une belle opportunité quand la croissance mondiale fait la gueule non ?
NOTRE MONDE EST UN DISTRIBUTEUR DE MICRO-DOSES DE BONHEUR
Notre monde est obsédé par l’idée de bonheur et s’est mué en un distributeur de micro-doses de bonheur. Le bonheur fait vendre. « Ouvre un Coca-Cola, ouvre du bonheur » disait le slogan publicitaire de la célèbre marque de boisson sucrée américaine de 2009 à 2016. Nous sommes désespérément à la recherche de micro-doses de bonheur et une innovation technologique nous en fournit quotidiennement : les réseaux sociaux. En effet, les réseaux sociaux, outils extraordinaires par ailleurs, fonctionnent comme des distributeurs de bonheur. Chaque fois que nous recevons une notification, un like, un commentaire etc… notre cerveau secrète une petite dose de dopamine qui engendre alors au niveau chimique un sentiment de plaisir...favorisant là l’addiction. 

 "La recherche montre que le corps sécrète d’importantes quantités de dopamine dès lors que le cerveau s’attend à une récompense."

– Nir Eyal, Hooked - 


Le principe des notifications se fonde sur un biais cognitif bien identifié : le FOMO, c’est-à-dire Fear of missing out, littéralement la « peur de manquer quelque-chose ». Nous pouvons être occupés à autre chose mais dès lors que l’on entend notre téléphone émettre un son ou que l’on voit son écran s’allumer, signes que quelque chose se passe, nous ne pouvons résister à la tentation de déverrouiller le précieux et d’aller voir par nous-même, attirés par le désir inconscient de recevoir une micro-dose de plaisir.

 "Lorsque nous sortons notre téléphone, nous jouons à une machine à sous pour voir les notifications que nous avons reçues."

– Tristan Harris, ex-employé de Google - 


Notre société est devenue une société de la dopamine où la recherche du bonheur devient un formidable et puissant outil marketing.
MONSIEUR PARFAIT
Face à cela, quelle place pour les déviants ? Pour ceux qui ne s’y retrouvent pas dans ce bonheur uniforme que l’on choisit au supermarché. Il devient anormal d’être malheureux ou mélancolique, il faut se soigner et se dessiner un joli sourire. On peut rapprocher cela avec une certaine forme d’uniformisation de la société qui a pris naissance il y a bien longtemps.

 "Le bonheur est désormais la norme, et l’individu heureux, l’archétype de la normalité"

– Eva Illouz et Edgar Cabanas, Happycratie


En 1656 est créé l’hôpital général, où on y enferme tous les pauvres, fous, déviants… qui sont exclus de la société à travers le grand enfermement. Michel Foucault développe une Histoire de la folie à l’âge classique et fait scandale lorsqu’il publie sa thèse de doctorat en 1961. Normaliser, standardiser, le fou n’a plus sa place dans le monde moderne. Et ultérieurement, la psychiatrie et la psychanalyse feront du fou un objet d’étude et la raison créera son emprise sur la folie.

Aujourd’hui, pareillement, la raison crée son emprise sur le bonheur. Il devient normalisé, et la figure heureuse nous rappelle la ménagère des années 70, toute fière dans sa cuisine remplie de robots électroménagers en tout genre, ou encore l’ouvrier qui va à Palavas en famille pendant ses congés payés.

 "Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c'est la folie qui détient la vérité de la psychologie."

– Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique


 
Foucault ne démontre pas moins que la folie est une vision et une construction politique, on peut s’oser à dire que le bonheur aussi en est une. L’humain est un être riche, et peut être que le fou est heureux. Mais le fou peut devenir dangereux pour une certaine société, tout comme une forme d’homme heureux.
La folie n’apparaît plus que comme quelque chose vis-à-vis de laquelle la raison a une emprise, et sur laquelle elle va pouvoir spéculer. On retrouve les mêmes schémas pour le bonheur, pour ces existences qui échappent en fin de compte à une certaine forme de rationalité. Mais lorsqu’elle a une emprise, la raison peut prescrire...prescrire des antidépresseurs.
 
Ce qui découle de tout cela finalement, c’est la figure du self made man accompli : l’entrepreneur qui mange sainement, fait son jogging tous les matins avec sa montre connecté dernier cri pour traquer sa performance, se bourre de café et part en vacances sous le soleil cuisant des îles paradisiaques. Une certaine vision du winner standardisé dans laquelle on semble coincés. Mais en même temps, qu’est-ce que la société a à nous offrir en échange ?
Car où est passé le mélancolique ? Il a fini drogué et est mort d’overdose. Où est passé le fou ? Il a fini enfermé dans des hôpitaux psychiatriques.
Il ne reste plus que l’homme heureux. Et être heureux nous transforme en individus connectés au monde, désormais dans la paume de notre main, satisfaits de pouvoir nous payer des low costs Easy Jet pour partir en weekend visiter une capitale, que l’on réserve allongés dans nos canapés, les yeux rivés sur Netflix en alternant entre Nutella et glace Ben & Jerry’s.

 "Le low cost produit un homme nouveau, un homme naïf, égaré et soumis."

– Alexandre Friederich, Easyjet


C’est ça être heureux : pouvoir se payer un canapé, un abonnement Netflix et un pot de glace Ben & Jerry’s.
 
Avec la science du bonheur, se dessine donc le portrait type de Monsieur parfait, un homme heureux mais aussi individualiste. La théorie du bonheur se fonde aussi et surtout sur une vision néolibérale de l’individu. Tout dépend de lui. Il peut décider d’être heureux et seule ses actions comptent. Peu importe votre situation, si vous vous prenez en main et décider d’être heureux alors vous pouvez l’être. Bien évidemment ces théories aident des gens en difficultés émotionnelles, mais le développement économique en résultant, fait de l’économie du bonheur un cadeau empoisonné fourni à nos sociétés.

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