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Le temps presse
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30.01.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe

14 mars 1891, l’heure légale est uniformisée sur tout le territoire français. Quand il sera 14h28, ce sera à Brest comme à Marseille. Sous l’impulsion du développement à grande échelle du chemin de fer, la France dans sa globalité adopte une heure générale : celle de Paris. Manifestement, la loi humaine vient d’imposer un rythme à la nature.

Alors que l’heure varie selon où l’on se positionne sur le globe terrestre, la technique – ici le chemin de fer, aura imposé une heure à tout le territoire tricolore. Bien que l’horloge soit déjà une invention technique qui découle d’un certain rapport au monde, l’uniformisation horaire de la France est manifeste d’un changement de rythme entre l’humain et son environnement, et matérialise bien l’entrée de l’homme dans l’ère technique, l’ère thermo-industrielle. 

En effet, l’évolution du rythme de vie de notre civilisation occidentale est particulièrement symptomatique du contexte économique et technique qui découle de la révolution industrielle et du déploiement du système libéral capitaliste jusqu’à nos jours. Fini la jachère, le rythme naturel est trop lent dans une société où les exigences productivistes commencent à être de plus en plus pressantes. La deuxième moitié du XIXe siècle verra notamment le développement des premiers engrais chimiques pour pallier un rythme naturel qui fait figure d’escargot dans nos sociétés modernes. L’homme commence à découvrir et à mettre en exploitation à cette période des gisements de phosphates qui seront utilisés comme premiers engrais pour le développement des plantes. On brise un rythme naturel en commençant à utiliser des ressources fossiles pour accélérer une croissance dont on a besoin immédiatement, conduite constitutive du mode de vie de nos sociétés occidentales. Et cette pratique ne fera que s’accélérer, poussée par les découvertes scientifiques, l’humain va imposer une existence rythmée par la productivité à la nature. De même, sur la route, après être passé de la marche au cheval, on invente les voitures et les trains, et puis ensuite même les avions pour aller encore plus vite. Le rythme technique s’installe et prend de l’ampleur, l’oiseau fait son nid.

Une des caractéristiques de ce changement de rythme chez l’homme se manifeste dans l’arrivée du fluide électrique et la fascination que provoque l’électricité nouvelle dans les sociétés modernes. Ce phénomène est analysée par le philosophe et essayiste Tristan Garcia dans son ouvrage La Vie intense où il affirme que le développement de l’intensité électrique est devenu le propre de l’idéal moderne et où l’homme de cette époque est devenu un être en quête d’intensité, en quête de plus. Il s’est mis à vivre dans la recherche systématique de l’accélération de son rythme de vie.

“il y a bien longtemps que la société libérale occidentale l’a compris et qu’elle s’adresse à ce type-là d’individus. Voici ce qu’elle nous a promis de devenir : des hommes intenses. Ou plus exactement des hommes dont le sens existentiel est l’intensification de toutes les fonctions vitales. La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et mieux.”

— La vie intense, Tristan Garcia — 


La leçon est claire, notre époque – si tant est que cela soit une époque – est caractérisée par le non-rythme, c’est à dire par le fait qu’il y a une accélération perpétuelle du temps ; définissant par là l’inexistence du rythme, du motif que l’on retrouve, d’une certaine forme de régularité… Non. Notre temps, c’est ce fameux “toujours plus”, “toujours différent”.

La révolution industrielle fait rentrer les biens techniques dans les foyers de chacuns, alors que le rythme de la science se passait dans les laboratoires, il se met désormais à structurer la société en pénétrant dans l’intimité même de l’homme. Le monde industriel qui se structure d’une part existe par la production des biens, mais de l’autre il faut qu’il y ait consommation, et donc les objets techniques se mettent à devenir omniprésents dans le quotidien des individus et cela modifie radicalement leurs rythmes de vie. L’évolution de la communication entre les hommes est frappante en ce point. Avant l’aviation et le chemin de fer, les communications étaient transmises à cheval, puis le moyen de transport évolue et le rythme s’accélère, on invente le télégraphe, le réseau téléphonique, et ensuite le téléphone portable qui devient smart et qui se retrouve dans toutes les poches. La manière dont on communique a évolué et a posteriori on peut en trouver un sens qui est l’accélération systématique du rythme des communications, et donc, du rythme de vie des hommes. Car ce changement de rythme transforme notamment la manière dont on prend des décisions tant économiquement, que politiquement, que personnellement. 

Ainsi, la révolution industrielle est ce moment particulier où le rapport technique au monde devient systématique et global. Mais ce nouveau rythme que gagnent les hommes s’oppose à une temporalité plus lente qui structurait la société. C’est la fin d’une société qui vivait majoritairement gouvernée par l’agriculture – dépendante d’un rythme naturel, au profit d’une société qui devient majoritairement guidée par la production industrielle qui se calque sur le rythme de la machine et qui impose ce rythme au monde, dont la particularité est d’être accélération permanente, conformément aux avancées scientifiques. On ne mesure plus la vitesse mais l’accélération, et dans nos sociétés contemporaines, on ne nous parle pas du niveau des courbes, mais de leur accélération. Il s’agit d’augmenter la création d’emplois, i.e., que le rythme de la création d’emplois s’accélère. 
La science qui a rendu possible le déploiement de cette potentialité technique constitutive de l’humain a permis à ce dernier d’améliorer considérablement ses conditions de vie, et par là, elle s’est immiscée partout dans nos modes de vie. Par exemple, le management est devenu scientifique avec notamment les théorisations du père de l’organisation scientifique du travail (OST) Frederick Winslow Taylor, qui permet d’adapter les rythmes humains à la cadence de production permise par les machines. Chacun se met à réaliser une tâche unique, le rythme des trois 8 se généralise dans les usines… C’est ce qui fait dire aux philosophes critiques de l’école de Francfort Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans La Dialectique de la raison, que “la démarche mathématique s’est transformée pour ainsi dire en rituel de la pensée”. Le monde devient sous l’emprise de la science, le rythme naturel est complètement laissé pour compte et on s’entasse de plus en plus dans des villes pavées puis goudronnées qui ne s’arrêtent jamais de tourner : 24h/24, 7j/7, et où la nuit n’existe plus grâce aux bienfaits de l’éclairage artificiel.

C’est en fin de compte tout un rapport au rythme qui s’est mis à diriger l’humanité, elle est devenue un être vivant qui inspire et expire au rythme des découvertes scientifiques. Mais prise dans une course folle, la respiration s’accélère et le rythme s’intensifie transformant nos sociétés en un individu tachycarde.

Ce mouvement incessant vers le progrès technique et technologique finit nécessairement par induire une rupture avec le monde. Dès lors les crises sont inévitables. Que ce soit une crise environnementale, donc un rappel que notre rythme effréné finira par définitivement dépasser ce que la nature fournit, mais aussi crise de nos modèles successifs. 

“Notre monde n'est pas en crise, il est crise.”

Nicolas Léger, "La Littérature des inégalités", Esprit, Septembre 2018 – 


Qu’est-ce que la crise si ce n’est le changement de rythme perpétuel, car le rythme c’est la reconnaissance de schémas réguliers, mais c’est aussi ce décalage, cette cassure. La modernité a ainsi été définie comme un monde en crise. Et la fameuse “destruction créatrice”, théorie économique popularisée par l’économiste Joseph Schumpeter qui désigne le processus à l’oeuvre dans toutes les économies où la disparition de secteurs se fait au profit de la création de nouveaux en est une représentation flagrante. On a besoin de crise, de casser notre rythme pour avancer. Par exemple, la crise des années 70, faisant suite au choc pétrolier, était la crise du modèle fordiste, entendons par là du rythme fordiste et sa transition vers le rythme toyotiste. Dès lors il semble bien que nous ayons un rythme économique. En 1926, un économiste, Nikolai Kondratiev, a mis en évidence ce qu’on appellera par la suite les “cycles de Kondratiev”. Il s’agit d’un cycle économique long, ou bien rythme économique, de 40 ou 60 ans qui comprend une phase ascendante, de croissance, une phase de stabilisation et enfin une phase de dépression débouchant sur une crise qui elle-même débouche sur un nouveau cycle et ainsi de suite. 

L’accumulation rapide des profits, la spéculation et les chutes brutales, les cassures rythmiques que cela entraîne ne peuvent que nous faire penser à la célèbre phrase de John Maynard Keynes quand celui-ci expliquait pourquoi les politiciens ne prenaient pas de décisions politiques courageuses : “à long terme nous sommes tous morts”. En effet, le rythme naturel de renouvellement de l’Homme est une vie, soit infiniment plus faible que le rythme de renouvellement de nombreuses ressources naturelles. Le meilleur exemple est bien évidemment le pétrole : en moins de deux siècles nous aurons consommé la quasi totalité des réserves de pétroles qui ont besoin de millions d’années pour se renouveler. C’est ce qui fait dire au trois auteurs Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle dans Une Autre fin du monde est possible que “l’une des caractéristiques de notre époque est d’avoir réduit considérablement son horizon de temps, d’avoir donné le pouvoir à l’économie de tout réduire au temps court” .

Et ce que tout cela nous donne à entendre finalement, c’est une musique qui aurait perdue son harmonie. D’une part, il y a les rythmes de la nature, de longues et profondes notes graves, d’autre part, il y a le rythme techno-scientifique qui lui s’accélère et prend l’aspect de trilles qui ne font que s’intensifier, enfin, l’homme, qui n’est qu’un coup de triangle dans toute cette mélodie et qui n’arrive plus à faire le chef d’orchestre. Mais quand l’harmonie est perdue, c’est la dissonance qui se fait entendre.

  "Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'"histoire universelle", mais ce ne fut cependant qu'une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n'eurent plus qu'à mourir."

– Friedrich Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral


Pour rendre cela plus imagé, si l’on ramenait les 4,5 milliards d’années qui composent l’histoire de la Terre sur une année calendaire, c’est à dire que la Terre se formerait le 1er janvier, alors la vie n’arriverait que le 26 février, et il faudrait attendre le 14 décembre pour voir apparaître les premiers mammifères. L’homo sapiens, quant à lui, n'apparaitrait que le 31 décembre à 23h23. Pire, la révolution industrielle qui nous préoccupe tant ne représenterait que la dernière seconde de cette année. Le rythme s’accélère, s’emballe… Il nous suffit donc de quelques dixièmes de secondes pour provoquer le réchauffement aux conséquences irréversibles de la planète ou pour provoquer l’extinction à grande échelle de centaines d’espèces d’animaux. Le rythme s’accélère et la musique s’intensifie, rien d’autre qu’une explosion semble pouvoir nous libérer de cette tension accumulée.

De plus, la dénomination de notre monde comme “monde en crise” qui traduit l’émergence continue du nouveau est appelée la disruption par le philosophe de la technique Bernard Stiegler. Le disruptif est ce phénomène où le nouveau émerge en permanence et où les structures sociales et les hommes n’ont plus le temps de s’adapter. Et quand il y a rupture permanente, naît alors ce sentiment que le terrain s’effondre continuellement et que l’on ne sait plus trop où mettre les pieds. Bernard Stiegler développe alors dans son ouvrage, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, la thèse selon laquelle ce rythme constitutif de nos sociétés contemporaines mène les individus à la folie en les dépossédant de leur capacité de pouvoir exercer leur raison sur le monde, car la technique vient court-circuiter en permanence notre psyché avec les technologies numériques de l’attention en nous aliénant. Finalement, le rythme intense de notre époque contemporaine n’aura pas eu uniquement raison de notre environnement mais aussi de nous.

En fin de compte, ce rythme incessant qui caractérise notre société actuelle n’est plus en harmonie avec rien, destructeur de l’environnement d’une part, prédateur de l’homme lui-même de l’autre, sur tous les tableaux, c’est un échec et mat que l’on constate. Et le fait qu’ “on ne cesse de croire aux "miracles de la science"” pour Gilles Lipovetsky dans Les Temps hypermodernes, que “l'idée d'amélioration de la condition humaine par les applications du savoir scientifique fait toujours sens” devrait nous faire réfléchir quand on voit les conséquences qu’a eu le rythme technique sur notre environnement et sur nos modes de vie.

Il est plus qu’urgent de se rappeler que “même protégé par sa carapace technique, l’être humain n’est pas indépendant du milieu dans lequel il vit” (Pablo Servigne-Raphaël Stevens-Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible). Il serait peut-être temps d’envisager d’appuyer sur le bouton ralentir. 

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