14 mars 1891, l’heure légale est uniformisée sur tout le territoire français. Quand il sera 14h28, ce sera à Brest comme à Marseille. Sous l’impulsion du développement à grande échelle du chemin de fer, la France dans sa globalité adopte une heure générale : celle de Paris. Manifestement, la loi humaine vient d’imposer un rythme à la nature.
“il y a bien longtemps que la société libérale occidentale l’a compris et qu’elle s’adresse à ce type-là d’individus. Voici ce qu’elle nous a promis de devenir : des hommes intenses. Ou plus exactement des hommes dont le sens existentiel est l’intensification de toutes les fonctions vitales. La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et mieux.”
— La vie intense, Tristan Garcia —
“Notre monde n'est pas en crise, il est crise.”
– Nicolas Léger, "La Littérature des inégalités", Esprit, Septembre 2018 –
Qu’est-ce que la crise si ce n’est le changement de rythme perpétuel, car le rythme c’est la reconnaissance de schémas réguliers, mais c’est aussi ce décalage, cette cassure. La modernité a ainsi été définie comme un monde en crise. Et la fameuse “destruction créatrice”, théorie économique popularisée par l’économiste Joseph Schumpeter qui désigne le processus à l’oeuvre dans toutes les économies où la disparition de secteurs se fait au profit de la création de nouveaux en est une représentation flagrante. On a besoin de crise, de casser notre rythme pour avancer. Par exemple, la crise des années 70, faisant suite au choc pétrolier, était la crise du modèle fordiste, entendons par là du rythme fordiste et sa transition vers le rythme toyotiste. Dès lors il semble bien que nous ayons un rythme économique. En 1926, un économiste, Nikolai Kondratiev, a mis en évidence ce qu’on appellera par la suite les “cycles de Kondratiev”. Il s’agit d’un cycle économique long, ou bien rythme économique, de 40 ou 60 ans qui comprend une phase ascendante, de croissance, une phase de stabilisation et enfin une phase de dépression débouchant sur une crise qui elle-même débouche sur un nouveau cycle et ainsi de suite.
L’accumulation rapide des profits, la spéculation et les chutes brutales, les cassures rythmiques que cela entraîne ne peuvent que nous faire penser à la célèbre phrase de John Maynard Keynes quand celui-ci expliquait pourquoi les politiciens ne prenaient pas de décisions politiques courageuses : “à long terme nous sommes tous morts”. En effet, le rythme naturel de renouvellement de l’Homme est une vie, soit infiniment plus faible que le rythme de renouvellement de nombreuses ressources naturelles. Le meilleur exemple est bien évidemment le pétrole : en moins de deux siècles nous aurons consommé la quasi totalité des réserves de pétroles qui ont besoin de millions d’années pour se renouveler. C’est ce qui fait dire au trois auteurs Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle dans Une Autre fin du monde est possible que “l’une des caractéristiques de notre époque est d’avoir réduit considérablement son horizon de temps, d’avoir donné le pouvoir à l’économie de tout réduire au temps court” .
Et ce que tout cela nous donne à entendre finalement, c’est une musique qui aurait perdue son harmonie. D’une part, il y a les rythmes de la nature, de longues et profondes notes graves, d’autre part, il y a le rythme techno-scientifique qui lui s’accélère et prend l’aspect de trilles qui ne font que s’intensifier, enfin, l’homme, qui n’est qu’un coup de triangle dans toute cette mélodie et qui n’arrive plus à faire le chef d’orchestre. Mais quand l’harmonie est perdue, c’est la dissonance qui se fait entendre.
"Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'"histoire universelle", mais ce ne fut cependant qu'une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n'eurent plus qu'à mourir."
– Friedrich Nietzsche, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral -
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