Habituellement, durant notre brève existence sur la planète bleue, on commence par naître, puis on étudie des choses à l’école, on continue généralement en études supérieures pour nous préparer à un travail, on travaille ensuite durant la vie active – comme si l’on était inactifs en dehors du service marketing de Danone – puis on prend une retraite bien méritée, et enfin, on termine tout ça sous terre entre quatre planches. Le grand débat autour de l’âge pivot, qui nous pousserait à travailler plus longtemps fait rage, et il est vrai que l’on peut se questionner. En effet, cette mesure pas si anodine en dit beau- coup sur l’éthique de notre société et sur la manière dont est organisé le vivre ensemble. En dehors de toutes les considérations économiques, le fait de nous dire que nous devons désormais travailler plus longtemps soulève une interrogation d’ordre philosophique : pourquoi, en 2020, dans notre société occidentale que l’on dit si “développée” devrait-on travailler plus longtemps ? Pourquoi est-ce que la mécanisation, l’arrivée du numérique ou encore les techniques de management révolutionnaires qui nous permettent d’être plus productifs ne poussent pas à une réduction du temps de travail plutôt qu’à son augmentation ? D’autant plus que si une levée de boucliers se dresse contre ce projet, cela signifie bien que le travail n’est peut-être pas l’oasis de paix, la voie vers l’épanouissement ou encore le bonheur promis – au grand dam de certains dirigeants de ce monde, chefs d’entreprise et autres Chiefs Happiness Officers qui peuvent parfois penser que le travail donne le sens de la vie
“ Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. ”
Kazimir Malévitch – La Paresse comme vérité effective de l’homme
D’un point de vue systémique, on pourrait dire que notre monde est constitué d’individus. Il y a tout d’abord vous et moi, en chair et en os, puis, quand on s’attarde, une multitude d’autres. Les animaux ou encore les végétaux sont des individus, rien de surprenant pour ces êtres organiques, mais on pourrait extrapoler et dire que les entreprises, les États, les sociétés, etc, sont aussi des individus. C’est le modèle du Léviathan de Thomas Hobbes, corps-État formé par tous les individus qui font partie de la société imaginée par Hobbes.
En effet, tout comme nous qui sommes faits de cellules qui vont composer une structure, vont échanger de l’information, vont avoir une relation avec leur milieu, etc, ce qui nous définit finalement en tant que réunion d’individus, une entreprise, par exemple, est aussi constituée d’individus. Elle est formée de ses employés qui vont échanger de l’information, possède une structure hiérarchique, évolue dans un milieu, etc.
De même, l’inscription dans la loi de l’idée de “ personne morale ” pour désigner une entreprise, est, de ce point de vue, loin d’être anodine. Cela signifie bien qu’une entreprise est un individu, une personne. Mais ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’une personne morale ne peut agir contre ses intérêts au regard de la loi, c’est-à-dire qu’elle doit agir afin de se préserver, comme tout individu en somme. On retrouve alors là le concept spinozien de conatus, qui représente l’essence d’une chose. Dire qu’une entreprise est dotée d’un conatus signifie qu’elle va chercher à perdurer, à continuer dans son existence.
“ Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. ”
Baruch Spinoza – Éthique III, Proposition VI
Une entreprise, comme tout autre individu, cherche alors à persévérer dans son être, et risque par-là d’être en opposition avec d’autres conatus, qui eux aussi cherchent à persévérer dans leur être, à survivre. C’est notre conatus qui nous fait courir face à un tigre qui nous poursuit dans la savane, c’est notre conatus qui nous pousse à fuir une guerre et à affronter vents et marées pour nous sauver – ou à nous engager dans l’armée pour les plus téméraires ; il est notre pulsion de vie – en revanche, ce n’est pas notre conatus qui nous fait nous battre et nous rend agressif pour un Monsieur Cuisine tout neuf chez Lidl.
Résumons. Les entreprises sont donc des individus au même titre que nous, humains. Et comme nous, elles sont dotées d’une pulsion de vie et vont chercher à survivre, peut-être même au péril d’autres conatus.
Pour s’intéresser à la place des entreprises dans notre monde contemporain, il peut être intéressant de faire un saut historique dans le passé afin d’en faire la généalogie, et ainsi déceler les évolutions de leur rôle dans notre société.
Jadis, le monde était tourné vers Dieu. La religion était au centre de tout, et la science, le politique ou encore l’économique étaient religieux. Le monarque absolu “ de droit divin ” dirigeait selon la parole de Dieu, et c’était comme ça.
Puis, lentement mais sûrement, est apparu le phénomène de la modernité. Il signe notamment la sécularisation de nos sociétés et la fin de l’ordre divin, transcendantal, total. Certains États sont devenus laïcs, et la suprématie de la religion en Occident s’est effondrée. Alors que l’on pourrait croire que la modernité signa l’avènement du règne de l’homme en lieu et place du règne de Dieu, il s’en est avéré autrement. Commence alors le récit de la plus grande supercherie de l’histoire.
Dans le monde prémoderne, les entreprises ne signifiaient pas grand-chose. L’information avait un coût exorbitant et les transactions étaient rares, elles étaient réservées à des biens luxueux. L’incertitude était constitutive du commerce car les institutions politiques et économiques ne permettaient pas la sûreté de nos transactions modernes. De plus, le transport était lent, et lui aussi, grandement incertain. Le commerce existait mais les entreprises telles que nous les connaissons aujourd’hui sont à des années-lumière de leurs lointaines parentes.
Puis il y eu quelques révolutions.
“ La technique moderne a permis au loisir, jusqu’à un certain point, de cesser d’être la prérogative des classes privilégiées minoritaires pour devenir un droit éga- lement réparti dans l’ensemble de la collectivité. La morale du travail est une morale d’esclave et le monde moderne n’a nul besoin de l’esclavage. ”
Bertrand Russell – Éloge de l’oisiveté
Car finalement, à quoi ça me sert moi, Monsieur ou Madame X, que Coca Cola vende 100 000 bouteilles en plus ce mois-ci ? Ça ne me sert à rien. Et ça ne sert à rien à personne. Cela sert uniquement à la per- sonne nommée Coca Cola, qui va peut-être pouvoir prendre un marché à Pepsi par exemple. Mais cela va sûrement contribuer à augmenter le taux d’obésité en revanche – heureusement que je peux boire du Coca Cola Zéro pour être aussi viril que le mec dans la pub machiste avec l’hélicoptère, même s’il y a écrit “ Zéro ” sur la bouteille.
Les entreprises évoluent, naissent, vivent et meurent en se battant les unes contre les autres. Elles forment une nouvelle mythologie, toutes cherchant à monter sur le trône de Zeus. Elles exploitent alors en toute impunité leurs salariés, faisant monter la pression ce qui mène parfois à des burn-outs, ou pire, des suicides. Mais mon manager qui me met la pression pour qu’on vende nos 100 000 bouteilles de plus se fait lui aussi mettre la pres- sion par son manager, et ainsi de suite. Personne n’est gagnant. Même les actionnaires, au bout de la chaîne, se donnent corps et âme dans des environnements stressants et sans merci pour gérer leur patrimoine et faire fructifier leur capital. Rien n’est tout beau tout rose. Alors parfois certes, on donne des primes, on fait de la plus-value, on s’enrichit un petit peu, mais cela fait partie des règles du jeu afin que l’entreprise puisse déployer sa pulsion de vie laissée sans freins. Ce n’est en fin de compte qu’un mécanisme logique au service du conatus de l’entreprise : on gagne de l’argent, on perd nos vies. Qui gagne à la fin ?
L’organisation entière de nos vies, qu’elle soit temporelle ou spatiale, s’est peu à peu construite autour du rythme de l’entreprise. Comme ne pas tous prendre ses vacances en même temps, sauf si l’entreprise le précise afin que quelqu’un reste toujours là pour faire tourner la machine par exemple. Le fameux cycle métro-boulot-dodo.
L’urbanisation en est le meilleur modèle. L’exode rural explose avec la révolution industrielle. Les femmes et les hommes, jeunes pour la plupart, quittent leur village natal et leurs parents, souvent agriculteurs, pour s’entasser en ville où ils comptent trouver du travail dans des villes devenues le domicile de gigantesques usines qui fleurissent un peu partout en Europe de l’Ouest dans un premier temps. L’histoire de la révolution industrielle à nos jours est l’histoire de l’urbanisation massive de nos sociétés. Aujourd’hui, 80% des français habitent dans une ville. Ensuite, sous l’effet de la mondialisation et de la mise en compétition des salaires à l’échelle globale, les usines
se sont délocalisées massivement dans des pays à plus faibles revenus, et l’économie tertiaire a pris le dessus dans nos sociétés développées. Plus que jamais, la ville est le centre de l’économie, le centre des entreprises, où les seules rues piétonnes sont devenues des rues commerçantes.
Alors, nous faisons en sorte qu’elle réponde au mieux à cet impératif. Tandis que les villes s’étendent, les transports en communs connectent les lieux d’habitation et de travail des citadins. Pensons à La Défense, conçue pour être le Business District du Paris moderne. Oubliés les immeubles haussmanniens et les rues pavées, ici peuvent proliférer les gratte-ciels siglés des plus grandes entreprises françaises. La ligne 1 du métro, rallongée pour atteindre La Défense en 1992, permet de transporter quotidiennement les joyeux travailleurs du tertiaires, ravis de connaître la condition d’une boite de sardines chaque jour. Les flux ne s’arrêtent jamais, et entassés à 6,5 personnes par m2 en heure de pointe dans des métros bondés, la ville devient l’enfer de l’homme afin d’apporter le paradis à l’entreprise. Les villes américaines en sont le paroxysme, conçues selon des perspectives purement utilitaristes pour les organisations. Plan en damier – CBD (Center Business District) accueillant les gratte-ciels – banlieues pavillonnaires : triptyque de la ville utilitariste. Les villes deviennent alors des lieux où l’homme accepte parfois une condition absurde afin de se soumettre au conatus de l’entreprise.
L’entreprise prenant de plus en plus de place, il lui a fallu des managers. L’éducation s’adapte alors. En 1819, en pleine révolution industrielle, la première école de commerce du monde voit le jour à Paris : l’École supérieure de commerce de Paris (désormais ESCP Europe). Depuis cette pre- mière fondation, ces écoles ont fleuri sur toute la surface du globe. Délivrant le graal, le diplôme, elles enseignent aux étudiants leur rôle de “ futur manager ”. Exit la volonté d’élévation intellectuelle, les cours de sciences humaines, d’histoire... désormais il s’agit d’apprendre à faire des présentations Powerpoint, à pitcher, à gérer des flux financiers. Très “ professionnalisant ”.
Elles ont alors cette particularité de coûter très cher mais d’être très demandées. Et puis l’endettement des étudiants est “ rentable ” après tout, puisqu'il permettra plus tard d’avoir un salaire digne de ce nom. Ces formations pullulent et l’on comprend pourquoi, elles apprennent la langue, donnent la fibre de l’entreprise à leurs étudiants, et bénéficient donc d’une place à part dans le domaine de l’enseignement supérieur. Elles inculquent finalement une façon de voir le monde qui est celle de l’entreprise : les hommes deviennent des ressources, la fiscalité peut être optimisée, l’argent peut être “ pas cher ”...
Si les entreprises, personnes morales, se sont séparées des hommes en prenant le pouvoir, on vit maintenant le phénomène inverse. Aujourd’hui, on assiste en effet à l’explosion des freelances, à l’importance croissante de la question de l’em- ployabilité et de la formation continue, au besoin d’entretenir, plus que jamais, son réseau, de faire attention à son image numérique, etc. Nous tous, tout un chacun, devenons soumis à l’implacable loi du marché. On doit désormais être compétitifs – comme les entreprises – on doit être innovants – comme les entreprises – on doit augmenter notre capital social – comme les entreprises – on se met à communiquer à grande échelle sur ce qu’on est et ce qu’on fait – comme les entreprises. Petit à petit, on se transforme en des multitudes de petites entreprises individuelles, en concurrence, exposées à la précarisation, et avec une épée de Damoclès au dessus de notre tête : la faillite.
Désormais, on doit passer notre vie à devenir meilleurs. “ Sois la meilleure version de toi même ”, voilà une injonction résolument contemporaine. Mais qui définit la métrique du “ mieux ” ?
L’entreprise devient comme le Sans-Visage du Voyage de Chihiro ; tel un ogre que rien ne rassasie jamais, contre quelques pépites d’or, elle nous appâte, s’étend et envahit tout. D’êtres humains, nous devenons des êtres-humains-entreprises, en concurrence les uns avec les autres, condamnés à “ réussir ”.
Cette tendance du toujours mieux a alors besoin d’être évaluée, et l’implacable loi du marché doit être en mesure de sanctionner les mauvais éléments. Quoi de mieux que de devenir tous notés. Car c’est bien moi, être-humain-entreprise, qui est noté sur Uber, Airbnb et consorts. L’ubérisation nous aura
fait entrer dans un système à points généralisés, où, pour continuer la course, il faut avoir la meilleur note. Dans la start-up nation, tout ce qui nous arrive est de notre faute, donc de notre ressort. Mais cette tendance à la notation omniprésente n’a pas attendu Uber pour se généraliser, et on pense évidemment aux supers employés de la semaine qui auront la chance de gagner un peu de reconnaissance, ou une petite prime pour les plus chanceux. Tout le monde est évalué, tout le temps, mais aujourd’hui, la concurrence devient exacerbée avec l’arrivée de nouvelles méthodes de notation et sanction, et avec l’apparition de la concurrence mondiale. Les entreprises qui n’arrivent pas à suivre la cadence n’ont plus qu’à faire faillite ou partir en burn-out.
Tous des entreprises, tous des marques. Cela touche évidemment les personnalités que nous suivons au jour le jour – et que pour certaines nous pouvons idolâtrer. Sous l’effet du mouvement irréversible du personal branding, elles ont appris à faire de leur personnalité, de leur moi, une véritable marque. Au début, cela concernait les chanteurs ou encore les stars du cinéma, mais aujourd’hui cette bulle d’autocommercialisa- tion gonfle irrémédiablement. Les youtubeurs et autres instagrammeurs en sont le parfait exemple. Ils se sont transformés en marques hypes, sortent des produits dérivés, communiquent directement avec leurs fans via les réseaux sociaux – bonheur d’une communication perçue comme plus directe et donc plus authentique. Ils sont contactés par des marques en tous genres pour devenir des panneaux publicitaires, tels les hommes-sandwiches d’antan. Ils créent alors des entreprises, se professionnalisent, gèrent leur communauté toujours plus grande au travers d’une communication et d’une identité bien réfléchies, se regroupent dans des networks qui gèrent pour eux toute une partie de leur logistique, et font des “ collabs ” avec des grandes entreprises qui voient en eux un extraordinaire relai de communication pour toucher une cible jeune qui se détourne de la télé.
Aujourd’hui, tout ce commerce se réunit derrière un unique nom qui résonne tel un coup de gong : les influenceurs. Nom drôlement choisi et accepté. Mais cette tendance du personal branding ne se limite pas qu’à cette sphère qui en est son paroxysme. Elle s’étend à l’ensemble des individus qui se réfléchissent dès lors en terme de marque. Qui suis-je ? Que fais-je mieux que les autres ? Quel est mon rôle ? Comment puis-je me différencier ? Comment puis-je entretenir mon réseau ?
“ Faisant de l’individu une marque, le personal branding l’oblige à déterminer ce qui le distingue des autres, ce qui fait de lui un individu authentique et indispensable aux autres, à établir quelles sont ses forces et vertus intrinsèques (et uniques), quelles valeurs personnelles il peut inspirer à autrui, quelles stratégies il est en mesure de mettre en oeuvre afin de se vendre plus efficacement encore. ”
Eva Illouz – Happycratie
Cette irrésistible emprise, toujours plus grande, de l’esprit d’entreprise en-dehors de ses limites traditionnelles des tours de verres, agit sur nos vies personnelles, nous rend de moins en moins humain et nous transforme peu à peu en des êtres bipolaires mi-humains mi-entreprises. Il est temps de réfléchir en termes d’opportunités, de décisions stratégiques, de réseau – ou network pour les intimes – et d’identité me permettant d’acquérir un avantage concurrentiel.
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