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L'effondrement c'est de la croissance.

Par Adrien Tallent, César Lacombe - 10 décembre 2019
Illustration par Anaïs Lacombe

Cet article est issu de notre Numéro 3 « L'effondrement c'est de la croissance. », pour découvrir pleinement ce numéro cliquez ici pour le télécharger 

“ Mais à quoi ressemblerait un monde post-effondrement ? Si cette question est ce qui intéresse le plus les collapsologues, les Français n’ont pas l’air très au clair sur le sujet. 26% des sondés ne se prononcent pas, 25% parient sur un retour à la nature individualisé, teinté de survivalisme, 25% sur un retour à la nature via des communautés autogérées et 19% par un retour d’États nation plus limités. 

Huffington Post – 6 Français sur 10 redoutent un effondrement de notre civilisation


“L’Effondrement”. Voilà le titre d’une nouvelle série diffusée récemment sur Canal+. À travers 8 épisodes, elle nous invite à suivre le destin de différents personnages dans la France d’aujourd’hui confrontée à l’effondrement, le “collapse”, de notre civilisation. Entre scènes de panique à une station service, problèmes d’approvisionnement et insécurité, elle dépeint notre monde qui part à la dérive.


L’effondrement de sa civilisation obsède l’être humain depuis les balbutiements civilisationnels. La catastrophe, le cataclysme sont des thèmes récurrents dans les religions. L’Arche de Noé, le jugement dernier, les prévisions de fin du monde des Mayas... ces mythologies emplissent les théories religieuses qui ont jalonné l’Histoire de l’humanité. Alors que nous pensions être venus à bout de la religion avec la modernité, l’être humain occidental s’est mis à être obnubilé par l’effondrement de sa civilisation. Si aujourd’hui le cataclysme est anticipé, la différence est qu’aucun paradis, aucun salut des âmes n’est promis. L’angoisse monte alors, et la paralysie avec.


Mais au fait, que veut dire “effondrement” ? Ce mot fait peur, pour sûr, donc ce concept fait peur. On joue sur les peurs, mais on ne sait pas vraiment comment se le représenter. L’effondrement – qu’il arrive ou non – prend aujourd’hui la figure du mythe, d’un fantasme, et le marketing de l’effondrement fait des ravages.

Si le constat de la catastrophe climatique est plus que clair – même si certains irréductibles qui ne la vivront pas s’obstinent à penser que c’est un complot des Chinois pour ralentir l’économie américaine – les prévisions quant au futur de l’espèce humaine divergent. Certains croient dur comme fer au solutionnisme technologique – entendons par là l’apparition miracle de toutes les technologies nous permettant de persévérer dans notre mode de vie et de préserver la planète de ses impacts néfastes – d’autres nous prédisent l’effondrement pur et simple de notre société, de notre civilisation, et inventent par là même un nouveau courant de pensée : la collapsologie.

La collapsologie se veut une discipline rigoureuse. Elle a un objet d’étude, une méthode, mais pourtant alors que l’analyse se veut rationnelle, la conclusion s’en éloigne et entre de plein fouet dans le registre des émotions – porte ouverte aux fantasmes. Comment imaginer à l’heure de notre monde de l’ultra – ultra- connecté, ultra-technologique, ultra-globalisé – que nous viendrons à manquer de ressources pri- maires et que nous commencerons à nous entretuer pour un baril d’essence. Comment une société peut- elle s’effondrer ? Un tel effondrement a-t-il déjà eu lieu dans l’histoire ? Risquons-nous de ne plus pouvoir manger des papayes et des avocats produits à l’autre bout de la planète pour les beaux yeux de nos avocado toasts ? Allons-nous de nouveau devoir chasser l’antilope en slip ?

RETOUR À L’ÉTAT DE NATURE

En réalité ce qui se cache derrière cette vision de la catastrophe climatique est une promesse du retour à l’état de nature. Un retour salvateur après l’effondrement de notre société.

Mais l’homme est-il bon par nature ? Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau pensent tous deux “l’état de nature”, un état supposé de l’homme avant que ce dernier ne devienne un “homme social” et ne fonde les sociétés que nous connaissons aujourd’hui.

Pour Rousseau, l’homme naturel est animé de deux sentiments : la conservation de soi – c’est-à-dire sa propre survie – et la pitié – qui le pousse à ne pas supporter qu’un être qui lui est semblable souffre. L’homme est bon par nature et c’est au contraire la société qui le corrompt.

“ La nature a fait l’homme heureux et bon, mais [...] la société le déprave et le rend misérable. ”

Jean-Jacques ROUSSEAU – Dialogues : Rousseau juge de Jean- Jacques (1772-1776)


À cette conception de l’homme naturel de Rousseau s’oppose celle de Thomas Hobbes – antérieure dans le temps. Pour Hobbes, l’état de nature est un état de guerre permanente de tous contre tous. L’homme cherchant à tout prix à se conserver, il utilise tous les moyens qui sont à sa disposition pour survivre sans jamais considérer de manière particulière ses semblables.

“ [...] les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. ”

Gilles Deleuze — Post-scriptum sur les sociétés de contrôle


Force est de constater qu’aujourd’hui, lorsque l’on évoque l’état de nature, nous ne nous imaginons pas un homme libéré de toutes formes de contraintes sociales, d’inégalités et gambadant dans une prairie verdoyante alors que les oiseaux chantent. Pour légitimer notre modèle individualiste actuel, il est préférable de penser que le modèle inverse n’est pas vivable. Lorsque nous nous imaginons la vie dans un état de nature fictif, nous y transposons notre société avec tout son individualisme. Mais si le contexte change, les comportements changeront. Dans notre société du capitalisme libéral roi, l’individualisme nous est utile. Il faut savoir se centrer sur soi pour remporter des concours ou être “ l’employé du mois ”. Or, à l’état de nature, l’homme a tout intérêt à coopérer avec ses semblables pour s’en sortir le mieux possible.

ADIEU L’ÉTAT
S’imaginer un retour à un état de nature revient à dire que nos États disparaîtraient. Or, on oublie que l’état de nature tel qu’il a été théorisé par des penseurs comme Rousseau ou Hobbes est avant tout une expérience de pensée pour tenter de tracer les contours de la nature originelle de l’homme. Cela n’a rien à voir avec notre réalité.

En outre, l’effondrement d’un État sous l’effet d’un changement systémique peut-il déboucher à un retour à l’état de nature ? Si les États faillis existent à l’échelle du globe, ils ne connaissent pas la stabilité de nos États occidentaux et n’en sont pas pour autant revenus à l’état de nature où le survivalisme serait roi. Les États dans l’Histoire ont connu des crises catastrophiques qui les ont ravagés. Entre 1347 et 1352, la peste noire aurait causé près de 30 millions de décès en Europe, soit 30 à 50% de la population européenne de l’époque. Plus récemment, entre 1918 et 1919, la Grippe Espagnole a fait entre 50 et 100 millions de morts à l’échelle mondiale. S’il est indéniable que ces crises affaiblissent les États dans lesquelles elles ont lieu, elles n’ont pas pour autant causé un effondrement de sociétés pourtant bien moins stables que nos sociétés d’aujourd’hui.

Cette peur de l’effondrement civilisationnel est une peur tout entière teintée d’occidentalisme. Une peur de perdre ce confort unique dans l’histoire et qui a mis et met l’ensemble de la planète à rude épreuve pour nos brunchs du dimanche.

Si 60% des sondés d’une récente étude sur la peur de l’effondrement menée par l’institut de sondage YouGov se disent inquiets d’un effondrement de nos sociétés, il est amusant de voir qu’au même moment, les ventes du Black Friday ont battu des records en France pour l’édition 2019, avec 56 millions de transactions bancaires en une journée.

Contradiction quand tu nous tiens.
ADIEU SOCIÉTÉ

Cet effondrement, tantôt craint, tantôt espéré, nous parle aussi peut-être de notre monde actuel.

Car condamnés à monter des boites, on s’est mis à rêver du grand air. Enfermés dans des bureaux 35 heures par semaine ; des deadlines, des réus, des calls dans tous les sens, tout ça dans des tours en bétons, on a soudainement eu envie de prendre congé de cet environnement corporate, où le métro, boulot, dodo est devenu un Uber, séminaire, Deliveroo. Qu’il est beau ce monde où tout le monde sourit à tout le monde. La pensée positive envahit tout et l’on feint tous d’être heureux dans nos bullshit jobs. Mais qu’il peut être aliénant ce monde, où le sens, il paraît, aurait été apperçu au coin de la rue et ne serait en réalité qu’un clown triste qui faisait une mauvaise blague. Ces gagnants de la “mondialisation heureuse” se sont alors mis à rêver d’autres possibles. Et les mis à l’écart de cette société hypermoderne, pour les travailleurs précaires 2.0 qui produisent les services de notre chère et tendre économie de service, ceux qui jonglent entre 2 jobs et qui le soir font des courses Uber pour arrondir leurs fins de mois, eux aussi ont rêvé d’autre chose.

Les hommes ont eu marre de leurs vies pasteurisées et rechercheraient désormais de l’authentique et de l’insolite. On nous propose aujourd’hui des stages survivalistes, des hébergements insolites, où pendant une nuit, on aura la chance de vivre dans un habitat qui n’est pas souillé par notre technique moderne, coupable de nous avoir coupé d’un rapport véridique aux choses. On pourra alors se sentir exister pour de vrai à 5 mètres de hauteur dans une cabane dans les arbres – perchés comme le baron perché de Calvino qui dit non à son monde.

“  Il mourut sans jamais avoir compris, après une vie toute entière consacrée à la foi, en quoi au juste il pouvait croire – mais s’efforçant d’y croire fermement, jusqu’à la fin. ”

Italo Calvino – Le Baron perché (1957)


Marre, on en a eu aussi des fausses attentions, du faux sourire du serveur Starbucks qui lui est obligé car “le client est roi”. L’effondrement signerait alors en quelque sorte le paroxysme de ces nouveaux idéaux, et il serait craint autant qu’il fascine. On ferait table rase du passé pour re-créer à partir de rien. On aurait la chance de vivre l’année 0 où l’on pourrait reconstruire une société “immanée” par le bien, avec un rapport physique, sensible, émotionnel et intense aux choses et aux gens. Une société qui incarnerait le bien, le juste, et l’honnête.

Cet effondrement serait attendu autant qu’inévitable. Ras-le-bol de notre société ! Il va arriver, ça ne peut pas continuer comme ça. Alors on l’attend, tétanisés face à la catastrophe, mais pas prêts non plus à se battre corps et âmes pour sauver un modèle qui nous a tant usé, et nous permet quand même de voyager en avion pour 5€ grâce à Ryanair – ça a du bon parfois. L’effondrement est peut-être la meilleure solution, et après des années de gouvernance par les chiffres, on a eu envie d’aller parler aux oiseaux. On imagine alors radicalement d’autres possibles, étymologiquement “radicalement”, revenir à la racine de ce qui nous fait faire société en retrouvant un rapport au collectif, à l’autre, et où les méchants individus nombrilistes que nous sommes tous devenus, pointés du doigt par les chantres de la vie en communauté, ne seraient qu’un affreux souvenir. Heureux dans nos phalanstères, les inégalités ne seront plus et les hommes redeviendront des artisans, connectés au réel, le monde sera beau, ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

Il est peut-être temps de refermer les pages du conte et d’arrêter de fantasmer.

RETOUR À LA RÉALITÉ

L’urgence climatique est là. Elle nous attend comme un enfant attend ses parents le soir après l’école. Et pourtant nous n’en voulions pas. Alors nous retardons le moment de rentrer chez nous. Nous aurions aimé continuer indéfiniment.

Et pourtant il faut se rendre à l’évidence. La collapsologie a le mérite de mettre le sujet sur le devant de la scène. Mais à trop promettre l’apocalypse, les corps se paralysent, incapables de penser, de réfléchir face à une fin du monde qui semble inéluctable. Ne rien faire c’est déjà faire. Et voilà la prophétie autoréalisatrice qui pointe le bout de son nez. Pourtant l’entièreté de l’évolution humaine s’est fondée sur l’optimisme. Le retirer c’est retirer ce qui fait de nous des êtres pensants, des êtres ayant traversé les millénaires et les cataclysmes, ayant inventé la philosophie, ayant voyagé jusqu’à l’astre lunaire, ayant inventé les vaccins...

Espérer le meilleur pour survivre au pire, voilà ce qu’est l’espèce humaine.

Notre fameuse civilisation occidentale que nous avons tant peur de perdre aura réussi la prouesse de faire peser le plus lourd poids de son développement sur les autres sociétés. Les Bangladais du delta du Gange qui verront le niveau de l’eau s’élever consomment-ils la majorité du pétrole de notre planète ? Se sont-ils “développés” au point d’avoir de l’eau potable qui coule dans leurs toilettes ? Les archipels de l’océan Pacifique bientôt engloutis par les flots ont-ils quelque chose à voir avec l’invention du moteur à explosion ?

Face à la peur de l’effondrement, il est fort à parier qu’en retour les systèmes se durcissent. Les revirements nationalistes à travers le monde se généralisent et promettent un XXIe siècle des nationalismes – comme le fut jadis le XIXe. Nos libertés seront contraintes. Nous restera la baguette magique de l’austérité pour assurer la permanence du système, dans un monde où les inégalités seront toujours plus grandes entre ceux qui pourront s’offrir un climatiseur nouvelle génération pour résister aux épisodes caniculaires extrêmes, et les autres.

Cette crise est l’occasion de repenser notre modèle. Le propre d’un système est de pouvoir être changé selon les circonstances et les intérêts de chacun. Il n’est de l’intérêt de personne que le monde s’effondre, mais les entreprises se frottent déjà les mains devant la perspective d’un renouveau du capitalisme et de l’émergence d’un marché. Car l’effondrement c’est et ce sera de la croissance.

Ce ne sera pas tant un effondrement qu’un retour à la normale dans un monde qui est parti à la dérive. Adieu les avocats cultivés par des paysans mexicains sous-payés et aux mains des cartels.

Dans sa théorie des systèmes, Niklas Luhmann montre que le monde est constitué de systèmes : politiques, religieux, familiaux, économiques... avec l’idée que chacun de ces systèmes vise à persévérer dans son être, fidèlement au conatus spinoziste. Ensuite, chaque système a son propre langage : la légalité pour le système juridique, l’argent pour le système économique, la vérité pour le système scientifique... Et chaque système va interpréter le monde selon son propre langage et ses propres schèmes de représentation.

Le système économique, celui qui nous permet de voyager en low cost pour 5€, celui qui nous fait exploiter les énergies fossiles vitesse grand V et qui nous fait brûler l’Amazonie, pour entre autres, faire des cultures de soja, parle donc le langage de l’argent. C’est-à-dire qu’universellement, je pourrais répondre à la question “est-ce que j’ai ?”, ou “est-ce que je n’ai pas ?” grâce à l’argent. Tel est le code du système économique, et tel est son langage universel.

Ainsi, le système économique comprendra dans sa subjectivité propre les enjeux du chan- gement climatique lorsque le système politique parlera son langage : l’argent. Il agira quand les problèmes de la planète seront traduits en valeur monétaire, et quand des entreprises auront du profit à tirer en les résolvant. Sinon, le système économique va à l’encontre de son conatus. En d’autres termes, lorsque l’effon- drement sera de la croissance.

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