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Ce monde est absurde

10.11.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe

« Il y a chez les jeunes une volonté d’engagement qui est vraiment très importante », « les jeunes générations ne veulent pas que leur travail soit le centre de leur vie », « Manager par le sens. Les clés de l’implication au travail »… Qui n’a jamais lu ces fameux articles décrivant la nouvelle génération arrivant sur le marché du travail comme une génération en quête de sens, qui ne se satisfait plus des postes de bureau dans une entreprise du CAC40 sans impact social ?

Ces fameux jeunes qui auraient besoin d’avoir un sens à leur travail de tous les jours... Propre à notre époque contemporaine, l’explosion de la notion de “sens” – et surtout de sa recherche – est une lame de fond dans nos pensées, nos objectifs de vie... Nous recherchons tous une cohérence globale à notre vie qui donnerait de la valeur à notre existence. Nous souhaitons – peut-être plus que tout au monde – connaître notre rôle sur Terre, pourquoi nous sommes là. L’idée d’avoir des regrets et des remords sur notre lit de mort nous hante. Alors pour chasser ce spectre, nous nous questionnons sans cesse sur le sens de la vie, et surtout le sens de notre vie.
POURQUOI ?

Depuis la nuit des temps l’humain cherche un sens à son existence et à l’existence de manière générale. Les penseurs antiques, déjà, étaient hantés par ce questionnement. Toutes les questions sur l’être, la nature ou encore l’existant ont traversé les siècles et ont occupé les esprits de penseurs illustres. Que ce soient les aphorismes d’Héraclite, les ouvrages de Lao-Tseu ou bien les traités d’Aristote, la recherche de la vérité, ou encore la découverte du système, a noirci des centaines et des centaines de pages. Expliquer, expliquer tout. Pourquoi l’humain ? D’où venons-nous ? Quelle est notre mission sur Terre ? Le transcendantal est d’une obscurité qui aveugle, et la lumière se cache derrière une nuit noire où le soleil ne se lève jamais.

Ces questions qui ont traversé les âges reviennent en force aujourd’hui. L’homme qui consomme est aujourd’hui un homme qui se questionne. Ces questions ne sont pas un nouveau produit dans les rayons de la pensée mais ont traversé les siècles, comme le plastique traverse les océans.

L’être humain s’est convaincu de sa mission suprême sur Terre, lui, l’animal s’étant défait de sa condition animale. Mais l’être humain est aussi et surtout un animal perdu entre deux infinis.

“ Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.

Pascal — Pensées


Et cette perdition, ce sentiment de n’appartenir à aucun ordre autre que le nôtre nous donne le tournis. Cette situation intermédiaire et ce sentiment d’avoir une place particulière dans l’univers, dans la nature, nous fait rechercher ce sens qui nous manque tant. Perdus, nous cherchons pourtant ce sens à la lumière de lanterne qui nous donnera ce bonheur dont nous rêvons tous. “ Être heureux ”, quoi qu’il arrive, voilà la nouvelle injonction du XXIe siècle. Elle devient une fin en soi et l’objectif de toute une vie. Or, la perdition dont nous parlions plus haut, voilà ce qui nous rend malheureux, coupable toute trouvée d’une idéologie devenue dominante. Dès lors, l’angoisse monte, le rythme cardiaque s’accélère... Qu’allons-nous faire de notre vie ? Quel sens allons-nous lui donner ? Ou plutôt, quel sens va-t-elle prendre ? Pas question de prendre le rond-point dans le mauvais sens. Nous sommes alors pressés de faire ce que nous avons envie de faire, ce qui ne nous fera rien regretter.

Cette recherche du sens, sur fond d’une volonté de casser les codes, de sortir de la norme classique, de faire les choses de manière différente du reste de la population – ce fameux : je-ne-souhaite-pas-être-comme-tout- le-monde-et-je-cherche-à-être-heureux-dans- ce-que-je-désire-vraiment-faire – est finalement devenue une nouvelle norme. Aucun de nous n’est le seul à être dans ce cas de figure. La recherche de sens est l’affaire de chacun et de tous. Instrumentalisée, elle prend la forme d’applications, de séances de coaching, de babyfoot, de poufs dans un coin “ zen ”, de promesses écologiques ou sociales...

LE SENS EST PARTOUT
Mais il faut tout de même remarquer que c’est cette volonté de donner un sens au monde qui a emmené l’humain à sa place si particulière aujourd’hui. Ne tergiversons pas et cherchons ce qui réunit les hommes.

La religion nous a tout d’abord unis. Au nom de quoi l’homme a-t-il construit les cathédrales, les mosquées, les pyramides, les temples et les synagogues ? Il a fallu ré-unir des centaines de milliers d’individus sur des dizaines, voire centaines d’années pour mener à terme ces chantiers aussi gigantesques qu’interminables. L’homme est en partie devenu civilisation grâce à la religion et l’amour du, ou des dieu(x). C’est ni plus ni moins ce que démontre Yuval Noah Harari dans son ouvrage Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, en affirmant que la religion est ce qui a permis l’unification des hommes en leur donnant un sens commun, des valeurs partagées, qui leurs permettaient d’accepter la dureté de cette vie-là, au profit de la vie éternelle dans l’au-delà.

Puis “ Dieu est mort ”, la promesse a changé et l’homme est né. Désormais, le sens n’était plus à trouver dans un salut hypothétique mais dans notre vie tellurique. L’humanité a eu un nouveau souffle en rentrant de plein fouet dans la modernité, faite de machines, d’États régaliens, d’argent et de méthode scientifique. En effet, il a crû et a cru donner un sens à son existence. Un sens où les rouages du progrès l’auraient emmené vers des cimes sans fin. Le progrès a alors donné à notre chère créature un sens performatif, qui se révèle dans sa vie même et se matérialise par l’arrivée du mieux, du progrès au sens le plus commun. L’homme voit sa vie s’améliorer, il vit une nouvelle vie chaque jour, faite de son ancienne vie, mâchée par le progrès et régurgitée sous la forme d’une existence plus douce, plus facile, moins dure. Quand il mettait des jours et des jours à voyager d’une grande ville à l’autre, il a pu grâce à la force des machines, ouvrir la porte de sa Ford T et filer comme bon lui semble, libre comme l’air. Le progrès lui donnait alors un sens, il n’avait plus à attendre l’au-delà pour jouir d’être humain, mais il pouvait le faire dans l’ici-même. Car notre créature est le créateur en fin de compte. Il est doté du feu divin, il est démiurge. Mais s’il croyait être créateur de bonheur, de vie et d’une nouvelle humanité, il a aussi appris à ses dépens qu’il était créateur du malheur, des inégalités, et que peut-être, au bout du sentier il n’y avait qu’un mirage. Les cimes du progrès ont été décimées et le sens s’en est allé.

1945 : la fin de la deuxième guerre mondiale signe la fin de l’extermination systématique d’un peuple à une échelle industrielle et l’anéantissement de deux villes grâce à deux bombes A, l’une à l’uranium, l’autre au plutonium. Désormais, l’être humain a rendu possible sa propre destruction totale. Une première.

Cela amène alors Théodor W. Adorno et Max Horkheimer, véritables pères de la théorie critique de l’École de Francfort à se poser la question suivante : pourquoi l’humanité tombe-t-elle dans la pire des barbaries au lieu d’aller vers une amélioration de ses conditions ?

Le progrès a trahi, et le sens qu’il donnait aux hommes s’effondre alors sous le poids des accusations les plus sombres.

Que nous reste-t-il aujourd’hui ?

Récapitulons.

Dieu a donné sens puis dieu est mort. Alors l’homme est né mais l’homme est mort. Notre quotidien est alors scindé entre l’effondrement – phase ultime de la mort de l’homme moderne – et l’instrumentalisation de la recherche de sens par de nouveaux gourous qui prêchent désormais la bonne parole grâce à des posts inspirants sur les réseaux sociaux, dernier sursaut d’un système en quête d’implication toujours plus totale de ses protagonistes.

Les masques sont tombés et la comédie s’est révélée. Ces “ jeunes générations en quête de sens ” sont alors celles qui ne croient plus à ce que notre société a à nous offrir, et qui choisissent entre le Xanax ou s’empiffrer de ce sens bon marché que les entreprises distribuent à tout-va. La lumière s’est éteinte et le chemin n’est désormais plus éclairé.
Alors, pour séduire ces fameux jeunes, certaines entreprises ont trouvé le remède : se trouver une cause. Finie la mauvaise image de marque due aux pratiques d’optimisation fiscale qui appauvrissent nos sociétés, Google peut aujourd’hui se féliciter de s’être engagé à fonctionner uniquement grâce aux énergies renouvelables. Vive Google !

“ Mais laver un carreau, ce n’est pas laver la fenêtre. Tout comme laver la fenêtre, ce n’est toujours pas laver l’immeuble. ”

“ L’hypocrisie tâche d’abriter sa prétendue innocence sous les pratiques d’une menteuse dévotion. ”

Honoré de Balzac — L’Envers de l’histoire contemporaine


LE MONDE EST ABSURDE

Et un jour, notre créature en quête de sens a trouvé sensé et logique d’emballer des fruits qui ne bénéficient pas déjà d’un emballage naturel et biodégradable dans du plastique, tout comme elle a trouvé ça sensé et logique, dans un pays où l’eau courante est totalement potable et coûte 0,00343 centime le litre de la vendre 1€ le litre dans du plastique qui pollue.

Le sens est finalement le sens que l’on cherche, le sens que l’on veut, le sens qui nous arrange. On choisit de chercher un sens aux questions qui nous hantent, on cherche à donner un sens à ce contre quoi on ne peut rien, pour mieux l’accepter, et essayer de comprendre pourquoi un beau jour on ne se réveillera pas et on deviendra froid comme le marbre. Le sens vient ordonner ce qui nous dérange, mais si l’on ouvre les yeux et que l’on regarde autour de nous, si l’on accepte de voir ce que notre recherche de sens ne sélectionne pas, on se rend bien vite compte de la vanité et du superflu d’une telle quête. Pourquoi est-ce qu’une “ chaise ” s’appelle une chaise, est-ce qu’il y a un sens à tout ça ? Ou bien encore : pourquoi est-ce que la gravitation fait tomber les corps vers le bas ? Pourquoi a-t-on besoin d’oxygène pour respirer ? Pourquoi est-ce que l’histoire se répète, encore et toujours ? Pourquoi en 2019 les femmes sont-elles toujours moins payées que les hommes ? Pourquoi les banques ont-elles sciemment créé un système financier totalement absurde qui a mené à la crise de 2008 ?

Le pourquoi ne s’arrête jamais, et on pourra toujours se questionner sur le pourquoi du pourquoi, puis le pourquoi du pourquoi du pourquoi, etcetera, etcetera. La supercherie du sens s’effondre bien vite, le serpent se mord la queue. La réponse amène une nouvelle question, et la réponse finit vite par être arbitraire ; il n’y a plus que l’absurde pour nous faire avancer. Le monde apparaît alors tel qu’il est et se révèle à nos yeux dans sa plus grande supercherie : absurdement absurde.

Notre sens n’est qu’une arme a posteriori, chargée à blanc, qui tire sans jamais toucher sa cible. Arme humaine conçue pour accepter l’inacceptable d’un monde qui s’en fout.

“ La volonté de croire, qui naît de l’instinct de vie et du besoin du bonheur, façonne et transforme les faits sous le regard de l’homme, au point que l’intellect, comme l’a dit Schopenhauer, n’a d’autre fonction que de préparer, puis de révéler à la volonté, les motifs de ce qu’elle voulait préalablement. ”

Giuseppe Rensi — La Philosophie de l’absurde


Se réconforter dans un sens tout trouvé, qui tel un gros Totoro me prend dans ses bras et me donne le courage de me lever tous les matins pour aller vendre mes packs d’eau minérale. Le sens, si ridicule soit-il, nous donne aujourd’hui la force d’accepter de nous offrir corps et âme sur un plateau d’argent à un monde qui a fait de l’absurdité son aboutissement le plus total. Car après s’être rendu compte que notre monde n’avait pas de sens, on s’est tous mis à sa recherche. Pour éviter de finir comme un Lemming, l’humain est devenu esclave du sens et il s’abrutit aujourd’hui à trouver un sens à tout et pour tout. Véritable drogue contemporaine, toujours plus de sens comme remède à toujours plus d’absurde ; transformé en pulsion de vie, le sens se prostitue. Comme si tout avait et devait nécessairement avoir un sens, être fait pour une raison. Pourquoi les choses ne se produiraient-elles pas par la simple et bonne raison qu’elles se produisent ?

“ J’ajouterai que c’est précisément cette aptitude à résister dans un monde absurde, cette capacité de regarder en face l’absurde du monde, sans avoir besoin de se le cacher à soi-même par un savant mélange de palliatifs philosophiques et religieux, pour parvenir à tout prix à occulter une chose que l’on n’a pas le courage de voir dans sa nudité, ou parce qu’elle fait peur – que c’est justement cette capacité, dis-je, qui se confond avec l’élément le plus profond de l’esprit religieux. ”

Giuseppe Rensi — La Philosophie de l’absurde


Faire face au monde dans sa réalité, sa dureté, sa froideur, sa chaleur, ce n’est pas s’inventer des mythes personnels ou collectifs mais bien plutôt le regarder avec réalisme, le voir tel qu’il est : un monde absurde. Absurdement parfait.

si nous pouvons nous permettre d'exister,

ce ne sera que grâce à nos lecteurs.

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