La notion de temps libre est désormais une expression saupoudrée de productivisme. Originellement antithétiques, « temps libre » et « productivisme » peuvent désormais lexicalement cohabiter, après que le second terme a mis le grappin sur le premier. Les loisirs sont désormais en concurrence sur un marché. D’un côté, notre temps non-travaillé ultra-précieux. De l’autre, les séries, les films, les sorties culturelles, un match de football, un musée… L’offre est exponentielle. La marchandisation gagne du terrain. Le clasico du marché offre-demande est bien en place et captive tous les consommateurs. Nous ne nous rendons plus compte du temps libre dont nous disposons, car l’activité économique donne infiniment l’impression de manquer de temps. C’est là le paradoxe des sociétés modernes : nous n’avons jamais eu autant de temps mais nous n’avons jamais eu un tel sentiment de siphonage temporel. Le travail le dimanche rentre dans ce débat sur l’avènement de la civilisation des loisirs, et de la marchandisation qui en découle. Le dimanche non-travaillé a longtemps été un rituel symbolique, un moment de synchronisation pour se retrouver en famille ; mais depuis 1974, le travail dominical a doublé. Cependant, comme toute tradition, la question doit être posée à l’aune des changements socio-économiques récents, notamment en raison de l’individualisation et de la particularisation de nos existences : étudiants quasi trentenaires, familles recomposées ou monoparentales. Les individus doivent pouvoir penser seuls l’articulation de leurs temps sociaux.
Mais « au bout du compte », comme le chante Akhenaton, la « civilisation des loisirs » a-t-elle eu lieu ? Les sociologues Alain Chenu et Nicolas Herpin font le constat d’une « pause dans la marche vers la civilisation des loisirs ». La tendance séculaire à la baisse de la durée du travail s'est interrompue. Alors qu'en 1974, les milieux populaires avaient moins de temps de loisirs que les milieux aisés, la situation s’est inversée. Toutefois, cette progression résulte pour l'essentiel de leur plus grande vulnérabilité face au chômage, et de l'extension de celui-ci. La « libération culturelle » décrite par Joffre Dumazedier est donc à nuancer. De plus, le niveau d’études est le vecteur de la durée du travail dont l'impact a le plus changé : ce sont maintenant les plus diplômés qui travaillent le plus, et qui consacrent le moins de temps aux loisirs alors que ces derniers s’invitent de plus en plus dans les entreprises 2.0. Yoga, cross-fit, pilates, sophrologie… Tout cela est maintenant dans votre bureau. Pour être plus productif, quoi de mieux qu’un moment dans la salle de détente de l’entreprise avant de commander un Uber Eats qu’on dégustera en tête-à-tête romantique avec notre écran. Il y a plusieurs causes à cette augmentation du temps de travail sans résistance de la part des plus qualifiés : le « bonheur au travail » qui expliquerait la décroissance de l’attrait pour les loisirs, et une recherche de loisirs plus huppés en éliminant les temps morts des loisirs habituels. Car la durée de loisirs peut diminuer tout en maintenant une satisfaction globale stable. Une observation révélatrice d’une accentuation du déterminisme des loisirs par le niveau de formation.
Mais laissons-nous aller au délassement vrai qui suppose une approche non-normative et non-marchande des loisirs. Oui cela est encore possible aujourd’hui, car votre temps libre vous appartient. Tout usage que vous en faites doit avoir gagné de la légitimité à vos yeux, et rien qu’à vos yeux. Une légitimité à regagner sans cesse.