« Il y a chez les jeunes une volonté d’engagement qui est vraiment très importante », « les jeunes générations ne veulent pas que leur travail soit le centre de leur vie », « Manager par le sens. Les clés de l’implication au travail »… Qui n’a jamais lu ces fameux articles décrivant la nouvelle génération arrivant sur le marché du travail comme une génération en quête de sens, qui ne se satisfait plus des postes de bureau dans une entreprise du CAC40 sans impact social ?
Depuis la nuit des temps l’humain cherche un sens à son existence et à l’existence de manière générale. Les penseurs antiques, déjà, étaient hantés par ce questionnement. Toutes les questions sur l’être, la nature ou encore l’existant ont traversé les siècles et ont occupé les esprits de penseurs illustres. Que ce soient les aphorismes d’Héraclite, les ouvrages de Lao-Tseu ou bien les traités d’Aristote, la recherche de la vérité, ou encore la découverte du système, a noirci des centaines et des centaines de pages. Expliquer, expliquer tout. Pourquoi l’humain ? D’où venons-nous ? Quelle est notre mission sur Terre ? Le transcendantal est d’une obscurité qui aveugle, et la lumière se cache derrière une nuit noire où le soleil ne se lève jamais.
Ces questions qui ont traversé les âges reviennent en force aujourd’hui. L’homme qui consomme est aujourd’hui un homme qui se questionne. Ces questions ne sont pas un nouveau produit dans les rayons de la pensée mais ont traversé les siècles, comme le plastique traverse les océans.
L’être humain s’est convaincu de sa mission suprême sur Terre, lui, l’animal s’étant défait de sa condition animale. Mais l’être humain est aussi et surtout un animal perdu entre deux infinis.
“ Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.”
Pascal — Pensées
Et cette perdition, ce sentiment de n’appartenir à aucun ordre autre que le nôtre nous donne le tournis. Cette situation intermédiaire et ce sentiment d’avoir une place particulière dans l’univers, dans la nature, nous fait rechercher ce sens qui nous manque tant. Perdus, nous cherchons pourtant ce sens à la lumière de lanterne qui nous donnera ce bonheur dont nous rêvons tous. “ Être heureux ”, quoi qu’il arrive, voilà la nouvelle injonction du XXIe siècle. Elle devient une fin en soi et l’objectif de toute une vie. Or, la perdition dont nous parlions plus haut, voilà ce qui nous rend malheureux, coupable toute trouvée d’une idéologie devenue dominante. Dès lors, l’angoisse monte, le rythme cardiaque s’accélère... Qu’allons-nous faire de notre vie ? Quel sens allons-nous lui donner ? Ou plutôt, quel sens va-t-elle prendre ? Pas question de prendre le rond-point dans le mauvais sens. Nous sommes alors pressés de faire ce que nous avons envie de faire, ce qui ne nous fera rien regretter.
Cette recherche du sens, sur fond d’une volonté de casser les codes, de sortir de la norme classique, de faire les choses de manière différente du reste de la population – ce fameux : je-ne-souhaite-pas-être-comme-tout- le-monde-et-je-cherche-à-être-heureux-dans- ce-que-je-désire-vraiment-faire – est finalement devenue une nouvelle norme. Aucun de nous n’est le seul à être dans ce cas de figure. La recherche de sens est l’affaire de chacun et de tous. Instrumentalisée, elle prend la forme d’applications, de séances de coaching, de babyfoot, de poufs dans un coin “ zen ”, de promesses écologiques ou sociales...
“ L’hypocrisie tâche d’abriter sa prétendue innocence sous les pratiques d’une menteuse dévotion. ”
Honoré de Balzac — L’Envers de l’histoire contemporaine
Et un jour, notre créature en quête de sens a trouvé sensé et logique d’emballer des fruits qui ne bénéficient pas déjà d’un emballage naturel et biodégradable dans du plastique, tout comme elle a trouvé ça sensé et logique, dans un pays où l’eau courante est totalement potable et coûte 0,00343 centime le litre de la vendre 1€ le litre dans du plastique qui pollue.
Le sens est finalement le sens que l’on cherche, le sens que l’on veut, le sens qui nous arrange. On choisit de chercher un sens aux questions qui nous hantent, on cherche à donner un sens à ce contre quoi on ne peut rien, pour mieux l’accepter, et essayer de comprendre pourquoi un beau jour on ne se réveillera pas et on deviendra froid comme le marbre. Le sens vient ordonner ce qui nous dérange, mais si l’on ouvre les yeux et que l’on regarde autour de nous, si l’on accepte de voir ce que notre recherche de sens ne sélectionne pas, on se rend bien vite compte de la vanité et du superflu d’une telle quête. Pourquoi est-ce qu’une “ chaise ” s’appelle une chaise, est-ce qu’il y a un sens à tout ça ? Ou bien encore : pourquoi est-ce que la gravitation fait tomber les corps vers le bas ? Pourquoi a-t-on besoin d’oxygène pour respirer ? Pourquoi est-ce que l’histoire se répète, encore et toujours ? Pourquoi en 2019 les femmes sont-elles toujours moins payées que les hommes ? Pourquoi les banques ont-elles sciemment créé un système financier totalement absurde qui a mené à la crise de 2008 ?
Le pourquoi ne s’arrête jamais, et on pourra toujours se questionner sur le pourquoi du pourquoi, puis le pourquoi du pourquoi du pourquoi, etcetera, etcetera. La supercherie du sens s’effondre bien vite, le serpent se mord la queue. La réponse amène une nouvelle question, et la réponse finit vite par être arbitraire ; il n’y a plus que l’absurde pour nous faire avancer. Le monde apparaît alors tel qu’il est et se révèle à nos yeux dans sa plus grande supercherie : absurdement absurde.
Notre sens n’est qu’une arme a posteriori, chargée à blanc, qui tire sans jamais toucher sa cible. Arme humaine conçue pour accepter l’inacceptable d’un monde qui s’en fout.
“ La volonté de croire, qui naît de l’instinct de vie et du besoin du bonheur, façonne et transforme les faits sous le regard de l’homme, au point que l’intellect, comme l’a dit Schopenhauer, n’a d’autre fonction que de préparer, puis de révéler à la volonté, les motifs de ce qu’elle voulait préalablement. ”
Giuseppe Rensi — La Philosophie de l’absurde
“ J’ajouterai que c’est précisément cette aptitude à résister dans un monde absurde, cette capacité de regarder en face l’absurde du monde, sans avoir besoin de se le cacher à soi-même par un savant mélange de palliatifs philosophiques et religieux, pour parvenir à tout prix à occulter une chose que l’on n’a pas le courage de voir dans sa nudité, ou parce qu’elle fait peur – que c’est justement cette capacité, dis-je, qui se confond avec l’élément le plus profond de l’esprit religieux. ”
Giuseppe Rensi — La Philosophie de l’absurde
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