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Crier et frôler la mort pour de faux

04.02.2018 – Par Adrien Tallent, César Lacombe
Illustration par Anaïs Lacombe

Avec ses 15 millions de visiteurs annuels, le lieu touristique le plus visité de France n’est pas celui que l’on pourrait croire. Ce n’est pas la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe ou le musée du Louvre mais bien un parc d’attractions, Disneyland Paris. Chaque année, des millions de touristes venant des quatres coins de l’Europe et du monde se rendent dans ce célèbre parc d’attraction de l’entreprise américaine de divertissement. Et partout dans le monde de gigantesques parcs d’attractions fleurissent et drainent avec eux des clients en quête de sensations fortes. Tirant leur origine dans les fêtes foraines et autres jardins d’agréments très populaires tout au long de l’histoire, il semble que les parcs d’attractions modernes proposent un nouveau type de service à leurs clients : l’intensité. 

L’origine des parcs d’attractions modernes est à retrouver dans les fêtes foraines et jardins d’amusements qui se sont développés à travers l’histoire et notamment au moment de la révolution industrielle. Ainsi au XVIIIe siècle, les Vauxhall Gardens à Londres se développent et rencontrent un franc succès. Organisés autour d’un pavillon de concert et d’un bal de plein air ou en salle, leur succès est tel qu’ils sont alors vite repris sur tout le continent européen. Les fêtes foraines, elles, viennent des théâtres de la foire qui existaient en France de manière ponctuelle depuis le Moyen-Âge - la première mention de la Foire Saint-Germain date par exemple de 1176 et la Foire du Trône daterait de 956 - et se sont développées jusqu’à atteindre leur apogée au début du XXe siècle. Les premières “foires foraines” étaient des stands et des petits manèges démontables se déplaçant à travers tout le pays dès le début du XIXe siècle. Les manèges se développent et à partir du milieu du XXe siècles les manèges à sensations fortes se multiplient pour attirer toujours plus de public.

Les parcs d’attractions se développent alors peu à peu à partir des foires. Des manifestations annuelles telles que l’Oktoberfest fournissent les caractéristiques d’un parc d’attractions. Le Vauxhall de Londres fait ainsi partie des premiers parcs d’attractions, tout comme le parc de Prater à Vienne qui ouvrit en 1766 et qui se vit bouleversé par la présentation de la grande roue et des premières montagnes russes lors de l’Exposition universelle de 1873. Peu à peu des parcs d’attractions se sont développés à travers le monde et notamment aux Etats-Unis avec les célèbres parcs de Coney Island dont le Luna Park qui ouvre en 1903.

Aujourd’hui, si les fêtes foraines existent toujours, les parcs d’attractions sont devenus de plus en plus grands, de plus en plus impressionnants et promettent aux visiteurs de plus en plus de “sensations fortes”.

PAYE TON INTENSITE
Drôle de création que le parc d’attractions moderne. Souvent excentrés afin de pouvoir s’étendre sur plusieurs hectares, les parcs d’attractions, où qu’ils soient, se ressemblent et proposent la même promesse à leurs clients : des sensations fortes. A raison de plusieurs heures de queues, nous avons alors enfin droit à nos trois minutes d’intensité totale, où, accrochés à notre siège, un train parcourt un tracé de montagnes russes à toute vitesse et dans tous les sens. A notre siège, nous sommes alors pris d’effroi et assez naturellement bon nombre de personnes laissent échapper des cris. En sortant de ce manège fou, on se sent alors presque renaître, à moitié tremblants et exaltés par ce qu’on vient de vivre. Nous venons de vivre un moment d’intensité pur. On trouve ici le paradoxe offert par les parcs d’attractions, un paradoxe qui va plus loin que pour les simples fêtes foraines. Alors que ces dernières sont fondées sur le divertissement assez bon enfant, le parc d’attractions, lui, offre aux “grands” de véritables moment d’intensité de vie contre de l’argent.

Nous sommes alors face à ce que la sociologue Eva Illouz, dans son livre Les Marchandises Émotionnelles, nomme une “marchandise émotionnelle” (ou “emodity” dans son terme original anglais). Pour Eva Illouz, “loin d’annoncer une disparition de l’émotionnalité, la culture capitaliste s’est au contraire accompagnée d’une intensification sans précédent de la vie émotionnelle”. La culture capitaliste raffole des histoires émotionnelles et encourage les consommateurs à suivre leurs émotions. Les émotions sont dès lors devenues des marchandises comme les autres. Tout devient expérience. De ce point de vue, les attractions à sensations fortes correspondent totalement à ce qualificatif. Le visiteur achète son billet car il souhaite vivre une émotion.

On paye pour ressentir quelque chose qui nous manque dans la vie de tous les jours : une intensité, une exaltation, un emballement du coeur. 

Dans son ouvrage La Vie Intense, Tristan Garcia explique qu’à partir de la fin du XIXe siècle l’électricité fascine les populations et draine avec elle un nouvel idéal qui va se développer tout au long du XXe siècle : l’intensité. Désormais, la vie doit être la plus intense possible. Car dans un monde de plus en plus sécularisé, la promesse du salut séduit de moins en moins de monde et est alors remplacée par celle de l’intensité. Ne croyant plus à une vie après la mort qui donnait une raison à la vie sur Terre, il faut désormais avoir une vie intense car il n’y aura pas de seconde chance. 

“Il y a bien longtemps que la société libérale occidentale l’a compris et qu’elle s’adresse à ce type-là d’individus. Voici ce qu’elle nous a promis de devenir : des hommes intenses. Ou plus exactement des hommes dont le sens existentiel est l’intensification de toutes les fonctions vitales. La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et mieux.”

— La vie intense, Tristan Garcia — 


UNE VIE MORNE ET DES GRANDS 8
Mais quelle est cette vie intense aujourd’hui ? Finalement, quel visage a ce nouveau graal moderne ? Une vie rythmée, routinière, redondante - radicalement plate ?

Aujourd’hui, l’homme contemporain semble pris dans une routine écrasante : travailler. Travailler pour pouvoir partir en vacances, partir en vacances pour retrouver l’énergie pour travailler. Prendre un crédit pour se payer une voiture pour aller travailler, travailler pour rembourser le crédit de la voiture pour aller travailler. Rien de nouveau sous le soleil. 

Économie de service arrivée à son paroxysme, on a tout dans nos sociétés contemporaines, que nous manque-t-il alors ? Du plus, de l’extrême, des sensations fortes. Après avoir acquis un confort matériel sans précédent dans l’histoire de l’humanité, l’homme cherche à acquérir ce qui lui manque désormais : des souvenirs, des moments où il peut se dire “ça, ça en valait la peine”. Le monde postmoderne, néolibéral et sécularisé nous enseigne à rechercher ces moments d’intensités. Des instants brefs, courts, puissants, où il faut retrouver le frisson de l’insécurité, ressentir le goût du danger. 

L’homme a longtemps cherché à sécuriser son confort, et à grand coups d’artillerie technique, il a pu éliminer le froid, la faim, la maladie… Et dans nos sociétés occidentales, la mort ne représente plus qu’un mot de quatre lettres un peu tabou. Mais finalement, l’homme aura aussi été son propre prédateur, il s’est enfermé dans des maisons en béton, à troqué la peau de bête contre un dressing plein à craquer, et la faim par l’abondance des supermarchés. Il manque alors peut-être quelque chose dans cette nouvelle vie : le shot d’adrénaline d’une traque sauvage, une pulsion de vie qui engloutit tout, qui transforme l’instant en éternité. Comme si le monde avait en quelque sorte perdu de son éclat, troqué ses couleurs pour un quotidien en noir & blanc. Aujourd’hui, grâce au confort que nous fournit le monde moderne depuis quelques temps déjà et du moins dans les sociétés les plus développées, nous n’avons plus peur, notre coeur ne bat plus la chamade sous l’effet de la peur de perdre la vie - sauf cas exceptionnel bien sûr. Or, à l’échelle de l’humanité, notre confort moderne arrive bien tard et notre corps, lui, se pense toujours comme faisant partie d’un univers hostile au milieu de la savane dans lequel il est impératif de tout faire pour survivre. 

“Nous pouvons bien habiter aujourd'hui de grands immeubles équipés de réfrigérateurs pleins à craquer, notre ADN croit encore que nous sommes dans la savane.”

Yuval Noah Harrari, Sapiens - 


Heureusement que l’on a la solution : les merveilleux mondes colorés des parcs d’attraction. Et c’est finalement peut-être cela que l’on cherche à satisfaire, à retrouver dans les parcs d’attractions, cette adrénaline qui nous fait nous sentir vivant. Mélangé à une pensée de la consommation de marchandises émotionnelles, cette envie, de satisfaire nos pulsions enfouies au plus profond de nous par des années et années de vie en société (plus ou moins) confortable, donne des parcs à thèmes gigantesques où la promesse d’intensité doit permettre de palier à la vie quotidienne perçue comme morose.

Mais attention ! Hors de question pour autant de perdre ce que l’on aura mis des millénaires à gagner : notre petit confort, et notre petit contrôle.
DE L'INTENSITE SOUS CONTRÔLE
Car si les parcs d’attractions nous délivrent ces quelques précieuses minutes d’intensité, on ne renoncerait pour rien à notre confort, et hors de question de perdre le contrôle. Les manèges sont en effet complètement sécurisés et croulent sous les normes afin de jouer à se faire peur pour de faux. Il s’agit de ne pas réellement risquer sa vie, mais avoir la sensation qui va avec. 

Car s’il y a une chose qu’à posteriori, on peut lire dans le développement de notre société occidentale, c’est bien l’avancement faramineux du confort, et du contrôle. Voilà ce que nous a offert cette société : un matelas tout doux et des télécommandes partout pour tout contrôler. Paradoxalement, cela nous aura vidé d’un peu de notre substance de vie, et on cherche à la regagner en payant de précieux tickets dans les parcs d’attraction, cocons modernes nous délivrant de précieux shots d’adrénaline. On va alors se faire mettre la tête en bas, les bras en l’air, en criant de tout notre être dans une bulle technique capable de nous propulser à des centaines de km/h en quelques secondes à peine, avec des consignes de sécurité pour ne jamais ne serait-ce que frôler le danger : hors de question de perdre ce qu’on aura mis des millénaires à acquérir. Ces activités ne sont pas une autre vision d’une société de contrôle toujours plus prégnante, ils sont l’expression de cette société de contrôle jusqu’aux sensations les plus intenses même. 

Ces parcs qui fleurissent à travers le monde, qui matérialisent toute notre avancée technique dans des manèges ultra technologiques témoignent finalement de l’emprise de notre société sur l’intensité même. En nous écrasant à coup de quotidiens ponctués de métro, boulot, dodo, nouvelle trinité moderne, notre société nous patche à coup d’intensité pure dans les parcs, sans jamais sacrifier le nouveau divin de notre société : confort, contrôle. 

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