Mobirise


Déconnexion

30.05.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe

“Une morale m’enjoint à être juste, à être digne, à être respectueux ; une éthique réclame que je sois justement, que je sois dignement, que je sois respectueusement ce que je suis.”

Tristan Garcia, La Vie intense

La version originale de cet article est un essai écrit dans le cadre du concours national de promotion de l'éthique professionnelle co-organisé par le Rotary, l'Unesco, et la Conférence des Grandes Ecoles (CGE). Le but de ce concours est d'écrire un essai qui traite d'un sujet en lien avec l'éthique professionnelle. 

Notre essai a été récompensé et nous vous livrons ici une version modifiée afin de produire un contenu adapté à la forme du contenu que nous écrivons pour Homo Gulliver. Le fond de l'article reste cependant le même.
À nos yeux, ce principe doit s’appliquer à toutes organisations de nos jours. Le monde est devenu complexe et les défis se multiplient. Il ne s’agit alors pas de moraliser les organisations, mais de les rendre plus éthiques, tant dans leur fonctionnement que dans leur rapport à leurs employés. De plus, aujourd’hui, avec le déploiement du numérique, tout s’accélère. Le monde est en permanence connecté et ériger une frontière entre vie personnelle et professionnelle n’est pas chose aisée Il nous semble donc crucial de retrouver dans ce contexte une nouvelle forme de dé-connexion. 
UN MONDE CONNECTE

Le XIXe siècle est resté dans l’histoire européenne comme le siècle de la démocratisation, des nationalismes, mais aussi et surtout de l’industrialisation. Avec la première révolution industrielle, l’homme a changé de monde. Se développe alors le capitalisme industriel qui se généralise à l’Europe, puis au monde occidental et à la quasi-entièreté du monde au XXe siècle. Naissent les grandes entreprises − dont certaines sont encore là aujourd’hui. Les habitants des campagnes se ruent à la ville afin de trouver un travail dans ces entreprises minières, de sidérurgie, les premières usines de production… l’entreprise industrielle entre véritablement dans la vie des ouvriers, des employés, des salariés et dépasse le rôle des anciennes corporations ou Compagnies de commerce. Depuis lors, l’entreprise est devenu un point central dans la vie de tout un chacun. 

Mais aujourd’hui, le monde tel que nous le connaissons vit une transformation majeure avec l’avènement du numérique. Le cyberespace ou cybermonde désigne selon le dictionnaire Larousse un “espace virtuel rassemblant la communauté des internautes et les ressources d'informations numériques accessibles à travers les réseaux d'ordinateurs.” Ainsi, l’homme crée un espace virtuel : il fait évoluer la notion d’espace physique pour symboliser le lieu où gravite l’information dématérialisée. 

Cette mutation a plusieurs conséquences. Tout d’abord, en transformant l’espace à trois dimensions, le cyberespace modifie notre rapport à l’espace, et donc au temps. En effet, il y a un continuum espace-temps comme l’a montré la relativité générale où ces notions s’influencent et sont interdépendantes. Dès lors, ce changement a des conséquences directes sur la notion du contrat de travail qui consiste essentiellement au versement d’un salaire à un individu qui travaille à un endroit donné, durant un temps donné.

Ensuite, dans notre monde contemporain, la séduction est devenue une norme et les individus cherchent désormais à adhérer à des valeurs, à donner sens à leur vie et leurs engagements. Ce primat de la séduction est ce que défend Gilles Lipovetsky dans son ouvrage Plaire et toucher où il nous parle de “séduction souveraine” dans le cadre d’une “société de séduction”. Désormais, les individus doivent être séduits, et cela s’applique aussi pour les employés qui sont séduits par les organisations.

Ces deux notions se cristallisent principalement dans l’abolition des frontières entre le domicile et l’entreprise, où d’une part l’entreprise entre dans la maison puisque l’on peut désormais travailler chez soi, et ce à n’importe quel moment. Bienvenue dans l’ère du télétravail. D’autre part, la maison, c’est-à-dire la vie personnelle, pénètre elle aussi de plus en plus dans l’entreprise. Les entreprises cherchent aujourd’hui à améliorer la qualité de vie au travail de leurs employés, et outre les traditionnels jus de fruits bios et baby-foot qui envahissent les start-ups, cette tendance se généralise dans les grandes entreprises avec parfois de très lourds investissements : salles de sport, crèches et conciergeries fleurissent désormais dans les organisations. Mais face à l’abolition des frontières entre entreprise et domicile, un véritable questionnement éthique s’impose. Car ces pratiques qui tendent à effacer les frontières entre les employés et leur travail, vont dans le sens inverse d’une déconnexion vis-à-vis de l’entreprise de la part du salarié, et donne toujours plus d’importance à l’entreprise dans son quotidien. Cela tend à une essentialisation des salariés à leur travail, où en fin de compte, les salariés se réduisent de plus en plus à leur travail. Aller dans le sens d’une augmentation de la porosité entre les frontières de la vie personnelle et professionnelle avec des entreprises qui se substituent de plus en plus aux besoins de la vie personnelle n’est peut-être pas l’eldorado promis. Dans le cadre de la révolution numérique, où le télétravail se généralise, cette frontière mérite peut-être justement de retrouver sa place et de s’adapter aux nouveaux enjeux contemporains.

LE REVERS DE LA MEDAILLE
Mais qu’est-ce qu’une entreprise ? Quel est son rôle ? Étymologiquement, le mot “travail” vient du latin “tripalium”, instrument de torture. Cela montre à quel point le travail, vu comme une tâche réservée aux esclaves, est mal perçu dans la Rome Antique. Fort heureusement, nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Néanmoins, cela permet de recontextualiser la notion de travail qui est associé, si ce n’est à de la torture, au moins à un effort de la part du travailleur. Effort récompensé par un salaire. Dans une vision marxiste, le travailleur loue sa force de travail à un patron. À l’origine, il y a donc une notion de contrainte attachée à celle de travail. Cependant, avec l’importance, notamment sociale, prise par l’entreprise et le travail, on a cherché à donner du sens au travail et à améliorer les conditions de travail. Le XXe siècle peut être vu aussi comme le siècle de l’amélioration des conditions de travail à tous les niveaux. Mais l’époque de la séduction dans laquelle nous sommes rentrés ne doit pas nous faire oublier que si tout travail mérite salaire, c’est bien qu’il y ait un effort qui est fourni. Le salarié se plie à une certaine hiérarchie, doit exécuter des décisions et des tâches, et est rémunéré pour cela. C’est un point crucial, et même si aujourd’hui les entreprises essaient de devenir des lieux cool, il est important de prendre conscience du revers de la médaille.

En outre, la mutation numérique et l’ère de la séduction ont pour lien notre perception du bonheur. Or, force est de constater qu’aujourd’hui nous sommes face à un discours paradoxal : on veut que l’on se sente mieux dans l’entreprise d’un côté, mais de l’autre, on nous met toujours plus de pression sur les épaules et les attentes sont toujours plus élevées dans un univers compétitif comme le nôtre. Si le XXIe siècle a vu se développer les crèches d’entreprises et les family friendly company − ces entreprises qui aident les employés à concilier travail et famille − il est aussi le siècle du burn-out. Le scandale des suicides à France Télécom, où une trentaine d’employés se sont donné la mort entre 2008 et 2009, avec l’évocation d’un “management par la terreur”, nous ramène brusquement à la réalité. Dans un monde contemporain où la guerre économique règne, on a alors du mal à croire à la sincérité de ces family friendly company, et du mal à imaginer que ces dérives et excès ne vont pas se multiplier.

Car on voit ici une double-évolution paradoxale. Depuis la première révolution industrielle, l’entreprise a été longtemps vue comme n’étant en aucun cas la voie absolue et unique du bonheur. Cela a changé au fur et à mesure, et aujourd’hui chacun cherche à s’épanouir un minimum et s’accomplir au sein de l’entreprise. L’entreprise n’est bien sûr pas l’unique moyen du bonheur, mais y prend une part de plus en plus importante. 

Tout du moins, si l’on s’arrête à la promesse de la “start-up nation”, qui promet monts et merveilles à un salarié en quête de sens, en lui faisant miroiter un lieu de travail agréable et détendu, on ne voit qu’un côté de la médaille. Le revers nous montre quant à lui un univers moins idéal qu’il n’y paraît : travailler 80 heures par semaine avec le risque que tout s’arrête du jour au lendemain. Vivre dans un monde disruptif, c’est parfois accepter la précarité en échange du sens.
DECONNECTER
Aujourd’hui, le temps disparaît, remis en question par la technique et la révolution numérique. Il s’agit de lui redonner son importance, sa primauté. La première notion remise en cause, et grignotée par le travail est la notion de temps. La quête de l’augmentation perpétuelle de la productivité permet certes de produire plus vite, plus efficacement et donc théoriquement en moins de temps. Mais ce temps “gagné” n’est pas réutilisé par le salarié afin de s’accomplir par divers moyens : que ce soit en menant un projet personnel à côté de son travail ou en rentrant plus tôt voir sa famille. La taylorisation de la chaîne de production et la généralisation de l’invention du chronomètre ont lancé un large mouvement de réduction du temps nécessaire, afin de réaliser une tâche donnée. Aujourd’hui, les limitations des pauses sont de plus en plus répandues. Il faut donc redonner son importance au temps.

“Le temps est notre propre vie, [...] notre propre histoire.”

Giuseppe Rensi, La Philosophie de l'absurde - 


La quête de la productivité pousse à réduire les instants de pauses, de déjeuner. Néanmoins, c’est se fourvoyer que de penser qu’ingurgiter une boisson Feed en deux minutes en guise de repas parce que cela nous fait gagner 58 minutes sur notre pause déjeuner d’une heure nous permettra de plus et mieux travailler. Nous avons tous déjà eu ce sentiment après avoir travaillé sans cesse pendant de longues heures d’avoir la tête embrumée, de ne plus pouvoir penser aussi clairement que quelques heures auparavant. Cette importance redonnée au temps doit se faire par le rétablissement d’une frontière spatio-temporelle effective entre le lieu et le temps de travail de l’employé et son entreprise. Il s’agit de rétablir la frontière entre le monde personnel et le monde professionnel tant mis à mal par la révolution numérique. 

Cependant, la notion de frontière fait appel à l’imaginaire d’une limite, d’une séparation, mais aujourd’hui, dans un monde connecté et interdépendant, il nous semble plus juste de faire appel à la notion de membrane. Elle est définie par le dictionnaire Larousse comme une “enveloppe souple, sélectivement perméable, entourant un organe, une cellule ou un organite cellulaire.” Et les notions de perméabilité, de souplesse et de fluidité semblent plus adaptées au monde numérique. Gauthier Chapelle, dans son ouvrage Le vivant comme modèle décrit les quatre caractéristiques d’une membrane qui sont : contenir et ainsi marquer la différence entre l’intérieur et l’extérieur ; protéger ; garantir l’identité ; et filtrer les entrées et les sorties. Ces caractéristiques qui sont essentielles en biologie s’appliquent justement pour un individu connecté et interdépendant aujourd’hui. Ces principes doivent définir la base d’une éthique, et répondent adéquatement aux problèmes soulevés par les nouveaux défis du monde contemporain. Une éthique bio-inspirée permettrait d’aborder la complexité de notre monde en prenant exemple sur un autre monde particulièrement complexe et qui fonctionne harmonieusement : la nature. Cette éthique du biomanagement répond aux défis actuels, et aujourd’hui, on sent par exemple que ces principes ne sont pas respectés. L’idée de garantir l’identité est perdue avec le risque d’essentialiser les individus à leur travail par exemple. Ces quatre principes nous donnent donc des valeurs qui sont essentielles et qui nous permettent de fonder la base d’une éthique biomimétique. 

En fin de compte, aujourd’hui, notre monde vit une mutation formidable et les organisations se doivent de proposer une éthique claire et transparente vis-à-vis de leurs salariés. Pousser des salariés à bout de souffle en leur faisant miroiter un environnement managérial cool n’est pas viable à nos yeux. Les exigences de productivité pourront toujours être poussées plus loin, et il est alors nécessaire de rétablir une membrane protectrice pour permettre une déconnexion saine et honnête. 

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