L’ordre a été donné à la police après que la Cour de cassation a ouvert une information judiciaire confiée à la Cour de justice de la République. La CJR est une juridiction d’exception chargée de juger les ministres pour des crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Pendant cette période, les ministres bénéficient d’une juridiction d’exception et non du droit commun. La CRJ a été créée en 1993.  

Ironie du sort, Macron avait annoncé depuis 2018 la suppression de la CRJ. Elle constituait selon lui un illégitime « droit d’exception » pour les ministres. Le Président de la République souhaitait en effet que ces derniers soient « naturellement jugés comme tous les citoyens dans leur vie non-ministérielle ». Accusé d’élitisme, Macron s’est pourtant proposé des réformes « égalitaires » : la suppression de la CRJ en est une ; la suppression de l’ENA en était une autre.

Deux ans plus tard, une crise politique et sanitaire secoue le pays. La CRJ n’est pas supprimée et reçoit 99 plaintes de sources diverses (particuliers, médecins, associations, détenus…), déposées contre des membres du gouvernement pour « n’avoir pas combattu un sinistre », en l’occurrence la COVID. C’est encore à la CRJ, donc, de gérer cette affaire.

« Ce délit vise, selon le code pénal, “quiconque s’abstient volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant, sans risque pour lui ou pour les tiers, de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes”, et est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. », rappelle Le Monde. Sur ces plaintes, neufs ont été retenues.

Deux choses leur sont reprochées. D’une part, d’avoir tardé à mettre en place les mesures préconisées dès janvier par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de dépistage, de port du masque et de confinement. D’autre part, d’avoir organisé les municipales en connaissance de cause.

Dans le cadre de ces plaintes, les enquêteurs, policiers et gendarmes (plus d’une centaine au total) ont effectué des copies d’ordinateurs et de boites mail, avant d’aspirer les données de leurs téléphones portables, y compris des messageries cryptées et adressées au Président de la République. Les hommes de pouvoir se scandalisent souvent de ce genre d’irruptions judiciaires. On se souvient de la rixe qui avait opposé Jean-Luc Mélenchon à la police lors de la perquisition au siège des Insoumis. « Au nom de quoi vous m'empêchez d'entrer dans mon local ? Je suis un parlementaire. Vous n'êtes pas Benalla. Vous êtes des policiers républicains. La République, c'est moi ! » vociférait Jean-Luc Mélenchon.

Les réactions ne se sont pas faites attendre. Les anti-gouvernements se réjouissent de l’indépendance de la justice capable d’en juger les membres. Ainsi pouvait-on lire dans le Figaro : « Il est étrange de réclamer à cor et à cri l’indépendance de la justice, et de s’offusquer de ses moindres faits et gestes. Ces perquisitions ont eu lieu parce que des plaintes pénales ont été déposées par des citoyens. On pourrait s’interroger sur le recours à cette voie dès le mois de juillet, mais elle est légale. Qui dit plainte pénale dit suspicion de faute, mais aussi violence d’une procédure intrusive. Personne ne s’en offusque quand elle frappe des petites gens. » D’autres, en revanche, dénoncent « l’illusion de la justice pour tous » (L’Express) ou « la dérive pénaliste du législateur » (Atlantico). Pour ces derniers, les perquisitions seraient un acte faussement démocratique qui n’aurait comme seule conséquence que d’empêcher l’exercice des fonctions de l’exécutif et satisfaire leurs opposants.

Le débat se cristallise ici autour d’un désaccord fondamental : pour les uns, les perquisitions seraient un signe de vigueur démocratique ; pour les autres, un dévoiement « populiste » de la démocratie qui donne du crédit au tribunal populaire. Le tribunal populaire, voilà une expression qui revient souvent : les féministes et les gilets jaunes le connaissent bien.   

Pourtant, ce n’est pas la première perquisition faite chez un ministre en activité dans les derniers mois. Le 28 août encore, une perquisition avait lieu au domicile du ministre délégué au budget, Olivier Dussopt, dans une enquête ouverte pour corruption, prise illégale d'intérêts et favoritisme.

Mais le caractère inédit des perquisitions s’explique ici à double titre :

    - D’une part, parce qu’elles concernent des « choix politiques » et non des délits     personnels.

    - D’autre part et conséquence de cela, parce qu’elles font état d’une « responsabilité     collective » de la part des autorités - ce qui nous amène à nous demander si une erreur     proprement politique peut impliquer des sanctions pénales. Autrement dit si un     mauvais choix politique peut nous valoir d’être poursuivi en justice.

Nota bene, aucune perquisition n’avait eu lieu pour l’usine de Lubrizol, pour des manquements à peu près semblables (à la différence près qu’ils sont restés franco-français).

Pour y répondre, une relecture du passé est souvent utile. Or, cette affaire a un goût de déjà-vu… Les questions qu’elle soulève - dans quelle mesure les hommes du gouvernement sont individuellement coupables ? dans quelle mesure on doit créer un nouveau « sujet » juridique collectif auquel on pourrait imputer le délit ? - rappellent à de nombreux égards l’affaire du sang contaminé, un scandale sanitaire, politique et financier qui a touché plusieurs pays dont la France dans les années 1980 et 1990. 

Retour sur les événements. Nous sommes au début des années 1980 sous la présidence de François Mitterrand. En France, les premiers cas de sida sont découverts. En janvier 1983, les médecins (Jane Desforges) commencent à avertir que les affaiblissements immunitaires sont plus nombreux chez les hémophiles recourant à des concentrés. Mais la prise de conscience politique est lente et les premiers contrôles du sang des donneurs et dépistages n’arrivent qu’en août 1985. Autrement dit, pendant plus de deux ans, « l’accusation repose sur un postulat fondamental : au printemps 1985, le gouvernement français a retardé le dépistage systématique des donneurs de sang, alors même qu’un test américain était disponible et de bonne qualité. Cette décision aurait visé à favoriser le groupe Pasteur, qui lui-même préparait un test. » (Le Monde diplomatique, février 1999).


L’ancien Premier ministre Laurent Fabius (en poste entre 1984 et 1986) ainsi que deux ex-membres de son gouvernement, Georgina Dufoix (Ministre aux Affaires sociales) et Edmond Hervé (Ministres de la Santé), comparaissent pour homicides et blessures involontaires. En 1999, Laurent Fabius et Georgina Dufoix sont relaxés par la Cour de Justice de la République. Seul Edmond Hervé sera condamné mais dispensé de peine. Ils seraient responsables d’au moins mille décès. Georgina Dufoix est connue pour sa formule désormais célèbre prononcée à la télévision : « Responsable mais pas coupable ». 

Cela pose la question de la différence entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique. Mais au lieu des quelques polémistes qui réagissent aujourd’hui sur les perquisitions, c’est Paul Ricoeur, un des plus éminents, philosophe du XXème siècle, qui posait le problème. Voici ce qu’il en disait :

« La culpabilité criminelle est toujours individuelle. A Nuremberg, cela a été un grand problème. Il a fallu établir, sous la pression des juges, la culpabilité de chacun des dirigeants nazis pris un à un. Autre chose est la culpabilité politique : celle d'avoir appartenu à un État qui a commis ces crimes. Mais ce n'est pas une culpabilité criminelle. Elle crée une obligation de réparation, mais pas de punition. C'est la définition que le droit civil donne de la responsabilité : est responsable celui qui doit réparer un dommage. En droit pénal, est responsable celui qui doit payer la peine, par la souffrance, pour un délit ou un crime. »  (Interrogé par Pierre-Olivier Monteil, en 1994).  

Ce que cela veut dire, c’est que la mal-gouvernance devrait être traitée pour ce qu’elle est : comme une faute politique. Or, la faute politique doit se discuter dans un débat, en aucun cas dans un scandale, encore moins devant un tribunal. C’est ce que la séparation des pouvoirs veut dire et qui disparaît quand on se met à confondre transparence et société du sur-contrôle. La judiciarisation de la vie politique n’est pas un pas vers plus de démocratie : c’est un danger pour elle, puisqu’elle contrevient à la séparation chère à Montesquieu entre les « trois pouvoirs ; celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » 

Appliqué à des sujets comme les nôtres, cela voudrait dire que le gouvernement qui a dû gérer la crise du COVID a, au minimum, une responsabilité politique, sans doute aussi une responsabilité morale (« celle de ne pas avoir porté les jugements que la situation appelait ») ; mais en aucun cas une culpabilité politique.  

Cette distinction, philosophiquement rigoureuse, pose au moins des questions pratiques puisqu’elle justifie, au nom du respect du droit et de la séparation des pouvoirs, une forme dissimulée d’impunité politique. Elle nous invite à poser collectivement la question d’une troisième voie entre la démocratie excessive du tout-contrôle et la démocratie à deux vitesses qui protègent les élus. 


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