10 avril 2020. Septième dossier d'Homo Gulliver. Qui aurait pu s'attendre à cela ? Confinés dans notre appartement étudiant à Madrid, nous regardons, effarés, se répandre à la quasi entièreté de la planète ce virus qui semblait, pour beaucoup d'entre nous, bien lointain.
Combien de nouveaux cas aujourd’hui ? Combien de nouveaux morts ? Ces questions sont sur toutes les lèvres. On se noie dans les vagues de courbes, dans les océans de chiffres, pour savoir où on en est. Est-ce qu’on a atteint le pic ? Est-ce qu’on a réussi à endiguer la maladie ?
On regarde l’évolution de ces macabres chiffres, comme un footix regarde l’évolution d’une finale de foot en Ligue 1.
Mais que nous disent-ils dans le fond ?
Nous, les êtres dotés du lobe préfrontal, miracle de l’évolution qui nous aura permis grâce à nos chiffres et notre science de conquérir le monde, nous nous raccrochons à eux pour nous orienter et nous rassurer.
Mais le rapport entre la réalité et sa représentation est un bien vieux et ancien problème. Insolvable. Toute la philosophie de la vérité s’est heurtée à ce dilemme, sans jamais pouvoir trancher.
Et la faiblesse des chiffres devient patente quand on réalise que la Chine a menti, que les tests ne sont pas réalisés de la même manière où que l’on soit dans le monde, que les cas ne sont pas comptabilisés similairement. Les chiffres représentent-ils la réalité en fin de compte ?
Dans Blanche Neige des frères Grimm, la méchante reine demandait chaque matin “Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que je suis la plus belle.” et attendait patiemment que son omniscient miroir lui dise “En cherchant à la ronde, dans tout le vaste monde, on ne trouve pas plus belle que toi.” Aujourd’hui, nous semblons bien tristes à demander tous les jours à nos courbes et graphiques “Miroir, miroir en bois d’ébène, dis-moi, dis-moi que tu me dis la vérité.” Alors que ces chiffres ne sont qu’un reflet déformé d’une réalité parmis d’autres.
Cruelle vérité.
Cette crise nous rappelle aussi quelque chose que notre société occidentale avait tout fait pour mettre sous le tapis : l’existence de la mort. Alors que les promesses et les rêves d’immortalité venant des gourous de la Silicon Valley se multipliaient depuis des années, ce brutal rappel que la mort existe et que l’être humain n’est finalement que peu de choses, trouve en lui une expression cynique de la naturalité du corps humain. Effondrement de la mortalité infantile, allongement de l’espérance de vie, amélioration des conditions d’hygiène pour une vie plus longue et en meilleure santé… les avancées extraordinaires de la médecine, et des sciences en général nous ont éloigné du quotidien de nos ancêtres d’il y a même à peine un siècle. Nos ailleux croisaient le spectre de la mort tout au long de leur vie : frères, sœurs, camarades de classes, amis, collègues… le spectre de la grande faucheuse était là, partout, tout le temps. D’où un rapport à la mort bien différent.
Soudain, des milliers de personnes meurent plus tôt qu’elles ne le “devraient”. Cette surmortalité soudaine – à Bergame dans le Nord de l’Italie, le Covid-19 a fait plus de morts que la seconde guerre mondiale – nous frappe de plein fouet, nous qui nous croyions si supérieurs à la nature, si maîtres et si éloignés de celle-ci dans notre monde bétonné que nous pensions en avoir fini avec les traumatismes qu’elle peut causer.
Pourtant chaque année, des millions de femmes, d’hommes, d’enfants meurent à travers le monde de malaria, de malnutrition… dans l’indifférence quasi généralisée du monde occidental.
“ Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ”
Paul Valéry – La Crise de l’esprit (1919)
Au lendemain de la première guerre mondiale et face à l’horreur que celle-ci a été, Paul Valéry faisait ce constat sur nos civilisations. Il pourrait être rappelé aujourd’hui “nous autres, humains, nous nous souvenons que nous sommes mortels”.
Car, si cette pandémie s’est développée avec une telle vitesse et une telle globalité c’est qu’elle se fonde sur les caractéristiques de notre monde actuel. Les virus ne connaissent pas de frontières. Ils ne s’arrêtent pas au poste de douane pour montrer leur passeport. Pourtant, face à la panique et dans le but de juguler le développement de la maladie, nombre de pays ont eu le même reflex : fermer leurs frontières. Avec la mondialisation des échanges, le développement des moyens de transport et de communication, notre monde est plus interconnecté qu’il ne l’a jamais été et cela est d’autant plus vrai pour les pôles économiques majeurs de notre planète. Une telle interconnexion dont n’ont pas bénéficié les pandémies anciennes qu’ont été la Peste Noire ou la Grippe Espagnole. Et pourtant, ces dernières ont été extraordinairement meurtrières – 30 à 50% des Européens auraient péri de la peste entre 1347 et 1352, et entre 50 et 100 millions de personnes auraient péri de la grippe Espagnole dans le monde entre 1918 et 1920.
Mais c’est surtout dans les conséquences de l’épidémie que nous pouvons tirer des enseignements sur notre monde actuel : que faire si la Chine, premier exportateur mondial et où se concentrent nombre de nos usines délocalisées, cesse de fonctionner pendant plusieurs mois ? Que faire lorsque nous avons besoin de millions de masques mais que nous ne les produisons pas ? Que dire des États-Unis qui détournent des cargaisons de masques en provenance de la Chine et à destination de l’Europe en payant sur le tarmac de l’aéroport 4 fois plus cher ? À trop mettre nos œufs dans le même panier, nous nous battons pour en avoir.
On se rend compte que notre monde est fragile, fatigué de 40 ans de néolibéralisme. Le système de santé, théâtre de successives coupes budgétaires, est aujourd’hui acclamé par ceux qui voulaient le réduire à peau de chagrin.
“ Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. ”
Emmanuel Macron – Allocution du jeudi 12 mars
Aaah, qu’il est bon de vivre dans une ville sans voiture, où le bruit ambiant n’est plus le ronronnement perpétuel d’un moteur diesel. Désormais, on retrouve le silence, et la nature reprend ses droits. Nous, hommes hypermodernes pris dans des rythmes tourbillonnants : métro, boulot, dodo, encore. On apprend à vivre différemment, on apprend à ralentir, et une nouvelle éthique s’impose à nous, celle du ralentissement. Nos sociétés basées sur la vitesse ; plus vite, plus vite, plus loin ; ont dû freiner des quatres fers pour tourner dans une version minimales d’elles-mêmes. Hormis le personnel soignant, on ne peut plus faire autant de choses qu’avant, s’en est fini de se lever tôt, pour s’entasser dans le métro et aller travailler, puis filer à la salle de sport, aller manger un bout dehors, voir un film au cinéma, sortir jusqu’à plus d’heure dans un bar, encore. On apprend alors à vivre différemment, et le monde apprend à vivre sans nous. Nos rythmes de vie ne peuvent plus être ce qu’ils sont, et une victime collatérale de nos modes de vie prédateurs s’en porte à merveille.
Des loups sont aperçus sur des pistes de ski, des animaux sauvages dans Paris, on voit le fond des canaux de Venise qui baigne désormais dans une eau limpide, les vues satellitaires des grandes villes montrent un effondrement des niveaux de pollution. Qui aurait cru que cela prendrait si peu de temps ? On réalise enfin que nous, les humains, avec nos modes de vies nombrilistes, dieux sur Terre de pacotille, n’étions en réalité qu’une formalité pour la nature, qui nous remplacerait du jour au lendemain si jamais il s’avérait que l’on devait disparaître. En moins d’un mois, la nature reprend ses droits. Cette grande oubliée que les plus fous veulent réduire en esclavage se montre d’une résilience sans pareil. Combien de temps nous faudra-t-il, à nous, pour reprendre nos droits ? Et combien de temps encore nous faudra-t-il, à nous, pour apprendre à vivre en harmonie avec elle ?
Capitalisme néolibéral intense. Voilà dans quoi on vit. Voilà qu’on réalise enfin que ça ne marche pas, que ça nous aliène, et que d’autres possibles existent. À quoi ça nous sert de passer notre temps à courir ; à acheter et à vendre à la vitesse de l’éclair ; à détruire la planète ; à nous faire la guerre ; à tout prévoir, tout calculer ? Ah idéalisme idéaliste, quand tu nous tiens… on croirait presque que c’est possible.
Revenons au matérialisme.
Il est-là, parmis nous. On ne le voit pas mais il évolue, silencieusement, et embrase le monde tel un feu de forêt dans des contrées arides. Au début on en rigolait, tout nous semblait si loin, et on s’imaginait intouchables dans nos États technologiques, protégés par nos mode de vie bien confortables. Aujourd’hui, on en rigole moins. Confinés chez-nous, on a désormais l’impression de se battre contre un ennemi invisible. Il est partout : sur les poignées de portes, les boutons d’ascenseur, les portières de voiture, les tapis de caisse, les fruits et légumes, nos vêtements, nos mains, nos poumons… psychose. On entend dire que nous sommes en guerre, mais c’est bien une drôle de guerre que l’on vit. Est-ce qu’il est en guerre, lui ? Est-ce qu’il nous a déclaré la guerre, lui ? Il vit. Il exprime sa puissance, une puissance qui nous est incontrôlable – qui nous fait peur – une puissance que l’on avait oublié : la nature. Si c’est une guerre, elle est à sens unique. C’est nous qui déployons corps et âme pour essayer de le terrasser.
Et ce feu de forêt est bien étrange. Habitués à être les pompiers pyromanes, aujourd’hui on ne tient pas l’allumette, mais juste la lance à incendie. Les crises qui nous frappent traditionnellement ne sont que des réactions à ce que nous avons nous-même créé, et sont endogènes à nos systèmes économiques. Nous créons la crise de 2008 parce que nous laissons un système financier sans aucun frein ; qu’il s’emballe, et qu’il implose. De pyromanes, nous devenons ensuite les pompiers, et prenons des mesures qui répondent à la crise, tout en sachant que l’on garde le contrôle. On peut se permettre d’en pénaliser quelques uns plus ou moins, d’imposer de l’austérité, de prendre des mesures plus ou moins dures… Nous n’avons qu’à manager la crise, jusqu’à ce qu’une nouvelle crise se prépare. Est-ce que cela “fait sens” aujourd’hui ?
Tout est différent. D’endogène, la cause est exogène. Certes, même si nos modes de vies ne sont pas anodins dans l’ampleur de cette crise, et que la mondialisation, que notre monde interconnecté déploie le tapis rouge au virus, il n’en reste pas moins quelque chose que nous n’avons pas créé artificiellement. Elle est d’une autre nature. On ne peut alors pas répondre uniquement en aspergeant de milliards l’économie – comme on le ferait pour une crise normale – car le virus ne parle pas le langage de l’argent. Il ne s’agit pas uniquement d’économie, mais avant tout de médecins qui peuvent soigner ou qui ne le peuvent pas, de matériel médical qui existe ou qui n’existe pas, de capacité d’accueil que l’on a ou que l’on a pas.
Inédite dans notre histoire hypermoderne, cette nouvelle structure de crise qui n’est pas nouvelle pour le monde – pensons à la grippe espagnole, à la peste noire – fait appel à de nouvelles solidarités, ou non.
si nous pouvons nous permettre d'exister,
ce ne sera que grâce à nos lecteurs.
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