“ Mais à quoi ressemblerait un monde post-effondrement ? Si cette question est ce qui intéresse le plus les collapsologues, les Français n’ont pas l’air très au clair sur le sujet. 26% des sondés ne se prononcent pas, 25% parient sur un retour à la nature individualisé, teinté de survivalisme, 25% sur un retour à la nature via des communautés autogérées et 19% par un retour d’États nation plus limités. ”
Huffington Post – 6 Français sur 10 redoutent un effondrement de notre civilisation
“L’Effondrement”. Voilà le titre d’une nouvelle série diffusée récemment sur Canal+. À travers 8 épisodes, elle nous invite à suivre le destin de différents personnages dans la France d’aujourd’hui confrontée à l’effondrement, le “collapse”, de notre civilisation. Entre scènes de panique à une station service, problèmes d’approvisionnement et insécurité, elle dépeint notre monde qui part à la dérive.
L’effondrement de sa civilisation obsède l’être humain depuis les balbutiements civilisationnels. La catastrophe, le cataclysme sont des thèmes récurrents dans les religions. L’Arche de Noé, le jugement dernier, les prévisions de fin du monde des Mayas... ces mythologies emplissent les théories religieuses qui ont jalonné l’Histoire de l’humanité. Alors que nous pensions être venus à bout de la religion avec la modernité, l’être humain occidental s’est mis à être obnubilé par l’effondrement de sa civilisation. Si aujourd’hui le cataclysme est anticipé, la différence est qu’aucun paradis, aucun salut des âmes n’est promis. L’angoisse monte alors, et la paralysie avec.
Mais au fait, que veut dire “effondrement” ? Ce mot fait peur, pour sûr, donc ce concept fait peur. On joue sur les peurs, mais on ne sait pas vraiment comment se le représenter. L’effondrement – qu’il arrive ou non – prend aujourd’hui la figure du mythe, d’un fantasme, et le marketing de l’effondrement fait des ravages.
Si le constat de la catastrophe climatique est plus que clair – même si certains irréductibles qui ne la vivront pas s’obstinent à penser que c’est un complot des Chinois pour ralentir l’économie américaine – les prévisions quant au futur de l’espèce humaine divergent. Certains croient dur comme fer au solutionnisme technologique – entendons par là l’apparition miracle de toutes les technologies nous permettant de persévérer dans notre mode de vie et de préserver la planète de ses impacts néfastes – d’autres nous prédisent l’effondrement pur et simple de notre société, de notre civilisation, et inventent par là même un nouveau courant de pensée : la collapsologie.
La collapsologie se veut une discipline rigoureuse. Elle a un objet d’étude, une méthode, mais pourtant alors que l’analyse se veut rationnelle, la conclusion s’en éloigne et entre de plein fouet dans le registre des émotions – porte ouverte aux fantasmes. Comment imaginer à l’heure de notre monde de l’ultra – ultra- connecté, ultra-technologique, ultra-globalisé – que nous viendrons à manquer de ressources pri- maires et que nous commencerons à nous entretuer pour un baril d’essence. Comment une société peut- elle s’effondrer ? Un tel effondrement a-t-il déjà eu lieu dans l’histoire ? Risquons-nous de ne plus pouvoir manger des papayes et des avocats produits à l’autre bout de la planète pour les beaux yeux de nos avocado toasts ? Allons-nous de nouveau devoir chasser l’antilope en slip ?
En réalité ce qui se cache derrière cette vision de la catastrophe climatique est une promesse du retour à l’état de nature. Un retour salvateur après l’effondrement de notre société.
Mais l’homme est-il bon par nature ? Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau pensent tous deux “l’état de nature”, un état supposé de l’homme avant que ce dernier ne devienne un “homme social” et ne fonde les sociétés que nous connaissons aujourd’hui.
Pour Rousseau, l’homme naturel est animé de deux sentiments : la conservation de soi – c’est-à-dire sa propre survie – et la pitié – qui le pousse à ne pas supporter qu’un être qui lui est semblable souffre. L’homme est bon par nature et c’est au contraire la société qui le corrompt.
“ La nature a fait l’homme heureux et bon, mais [...] la société le déprave et le rend misérable. ”
Jean-Jacques ROUSSEAU – Dialogues : Rousseau juge de Jean- Jacques (1772-1776)
À cette conception de l’homme naturel de Rousseau s’oppose celle de Thomas Hobbes – antérieure dans le temps. Pour Hobbes, l’état de nature est un état de guerre permanente de tous contre tous. L’homme cherchant à tout prix à se conserver, il utilise tous les moyens qui sont à sa disposition pour survivre sans jamais considérer de manière particulière ses semblables.
“ [...] les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient d’un point à un autre. ”
Gilles Deleuze — Post-scriptum sur les sociétés de contrôle
Force est de constater qu’aujourd’hui, lorsque l’on évoque l’état de nature, nous ne nous imaginons pas un homme libéré de toutes formes de contraintes sociales, d’inégalités et gambadant dans une prairie verdoyante alors que les oiseaux chantent. Pour légitimer notre modèle individualiste actuel, il est préférable de penser que le modèle inverse n’est pas vivable. Lorsque nous nous imaginons la vie dans un état de nature fictif, nous y transposons notre société avec tout son individualisme. Mais si le contexte change, les comportements changeront. Dans notre société du capitalisme libéral roi, l’individualisme nous est utile. Il faut savoir se centrer sur soi pour remporter des concours ou être “ l’employé du mois ”. Or, à l’état de nature, l’homme a tout intérêt à coopérer avec ses semblables pour s’en sortir le mieux possible.
Cet effondrement, tantôt craint, tantôt espéré, nous parle aussi peut-être de notre monde actuel.
Car condamnés à monter des boites, on s’est mis à rêver du grand air. Enfermés dans des bureaux 35 heures par semaine ; des deadlines, des réus, des calls dans tous les sens, tout ça dans des tours en bétons, on a soudainement eu envie de prendre congé de cet environnement corporate, où le métro, boulot, dodo est devenu un Uber, séminaire, Deliveroo. Qu’il est beau ce monde où tout le monde sourit à tout le monde. La pensée positive envahit tout et l’on feint tous d’être heureux dans nos bullshit jobs. Mais qu’il peut être aliénant ce monde, où le sens, il paraît, aurait été apperçu au coin de la rue et ne serait en réalité qu’un clown triste qui faisait une mauvaise blague. Ces gagnants de la “mondialisation heureuse” se sont alors mis à rêver d’autres possibles. Et les mis à l’écart de cette société hypermoderne, pour les travailleurs précaires 2.0 qui produisent les services de notre chère et tendre économie de service, ceux qui jonglent entre 2 jobs et qui le soir font des courses Uber pour arrondir leurs fins de mois, eux aussi ont rêvé d’autre chose.
Les hommes ont eu marre de leurs vies pasteurisées et rechercheraient désormais de l’authentique et de l’insolite. On nous propose aujourd’hui des stages survivalistes, des hébergements insolites, où pendant une nuit, on aura la chance de vivre dans un habitat qui n’est pas souillé par notre technique moderne, coupable de nous avoir coupé d’un rapport véridique aux choses. On pourra alors se sentir exister pour de vrai à 5 mètres de hauteur dans une cabane dans les arbres – perchés comme le baron perché de Calvino qui dit non à son monde.
“ Il mourut sans jamais avoir compris, après une vie toute entière consacrée à la foi, en quoi au juste il pouvait croire – mais s’efforçant d’y croire fermement, jusqu’à la fin. ”
Italo Calvino – Le Baron perché (1957)
Marre, on en a eu aussi des fausses attentions, du faux sourire du serveur Starbucks qui lui est obligé car “le client est roi”. L’effondrement signerait alors en quelque sorte le paroxysme de ces nouveaux idéaux, et il serait craint autant qu’il fascine. On ferait table rase du passé pour re-créer à partir de rien. On aurait la chance de vivre l’année 0 où l’on pourrait reconstruire une société “immanée” par le bien, avec un rapport physique, sensible, émotionnel et intense aux choses et aux gens. Une société qui incarnerait le bien, le juste, et l’honnête.
L’urgence climatique est là. Elle nous attend comme un enfant attend ses parents le soir après l’école. Et pourtant nous n’en voulions pas. Alors nous retardons le moment de rentrer chez nous. Nous aurions aimé continuer indéfiniment.
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