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Sauver la planète ?

30.04.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe

Si la foi déplace des montagnes, la peur, elle, rassemble les foules. Ce début de XXIème siècle voit un curieux phénomène prendre de plus en plus d’ampleur : dans une société par ailleurs critiquée pour son individualisme exacerbé, les manifestations pour sauver la planète se font de plus en plus fréquentes. Phénomène curieux car on assiste à des manifestations où les protagonistes ne se mobilisent pas pour protester contre le gouvernement car leur pouvoir d’achat diminue par exemple, ni parce que le chômage augmente et qu’ils en sont directement victimes, mais dans l’idée de sauver la planète. 

C’est-à-dire que les manifestants ne sont pas directement là pour eux, ils ne cherchent pas une augmentation de leurs revenus, une amélioration de leurs conditions de travail..., comme c’est le cas dans les manifestations habituelles, mais ils se mobilisent plutôt dans l’idée de sauver l’humanité, ou plutôt la vie telle que nous la connaissons. C’est le sentiment que l’homo sapiens vivrait avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et que son instinct de survie lui indique de se mobiliser pour s’opposer aux attaques faites contre son unique condition d’existence. Concrètement, les personnes se mobilisant n’attendent rien - du moins à court terme et individuellement - de l’engagement qu’ils témoignent. Cela semble de même complètement aller à l’encontre du fonctionnement d’une société où l’individu est la figure suprême et où la possession et la notion de propriété privé semblent être des graals intouchables. 

Le néolibéralisme, tel qu’il s’est déployé à partir du tournant des années 1970, a de profondes conséquences sur notre façon d’être humains. Le néolibéralisme met avant tout en avant l’individu, sublimant le moi, y compris dans les émotions. La rhétorique de l'entrepreneuriat, du développement personnel… nous inculque le fait qu’il ne faut rien attendre des autres, rien attendre de l’Etat mais bien plutôt ne compter que sur soi-même pour réussir et être heureux. Pour la sociologue Michèle Lamont, les individus des sociétés néolibérales post-2008 (crise des subprimes) ont fini par croire “qu’il fallait regarder en eux pour se ressaisir”. Doux miracle de l'intériorisation des luttes. Alors que l’on nous dit qu’il ne faut rien attendre des Etats, ces manifestations semblent être un dernier appel, un baroud d’honneur. Comme si, conscients que les Etats ne peuvent, ou plutôt ne font, plus rien, les manifestants en appellent à l’humanité. Non pas à l’Etat en tant qu’entité administrative mais en tant que pouvoir humain. Tel un sursaut.


En fin de compte, on se rapprocherait de la plus pure expression de ce que pourrait être un idéal de l’humanité : des individus qui oeuvrent ensemble pour leur survie future. Ce n’est pas pour moi que je vais manifester, mais pour nous, et pour eux - notamment de la part de ceux qui manifestent tout en sachant qu’ils ne vivront pas ces conséquences dramatiques. Prend le dessus le sentiment que nous avons une histoire et un destin où nous sommes liés, et que l’humanité doit se mobiliser pour assurer sa survie. En quelque sorte, c’est le conatus de l’humanité en tant que sujet qui s’exprime, l’idée définie par Spinoza dans son Ethique que “chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être”. L’humanité s'efforcerait alors de persévérer dans son être, et les divergences individuelles ne compteraient plus pour beaucoup, loin des traditionnelles manifestations qui clivent habituellement cette haute idée d’humanité. Mais on ne fait que s’en rapprocher car cette cause est encore loin de rassembler tous les semblables, et les individualités ont la peau dure. 

En tout cas, pour ce que ces manifestations réunissent, il faut avouer qu’en observant la situation avec un peu plus de recul, la situation a de quoi être absurde. Nous assistons à des scènes, où des individus supplient d’autres individus, d’avoir le droit de continuer à vivre dans le futur. Les individus qui supplient ne veulent pas des choses uniquement pour eux, non, ils se battent pour une idée qui les dépasse, qui dépasse tout le monde, une idée qui risque de mettre en péril toute l’humanité. On a des gens qui pour du pouvoir, pour de l’argent ou pour des intérêts, ont des pratiques qui les menacent eux-mêmes, ainsi que d’autres, ces autres demandent à ces gens de changer de pratiques, mais rien n’y fait. C’est en fin de compte aussi absurde que si des personnes jouaient à la roulette russe avec des gens qui n’ont rien demandé, ces personnes ont à y gagner, les autres non, donc elles les supplient d’arrêter, mais la partie continue et on reste alors plantés-là, dans la peur et dans l’attente du coup de feu.

TOUT VA S'EFFONDRER
Car il faut une idée bien séduisante pour arriver à faire tomber les barrières qui nous séparent les uns des autres, et elle tient en un mot : l’effondrement. C’est en effet bien la peur que nous assistions au grand effondrement de la société occidentale qui motive ces actions communes. La naissance de la collapsologie - terme inventé par Raphaël Stevens et Pablo Servigne en 2015 - et qui exprime l’idée de s’intéresser à l’effondrement global de notre civilisation industrielle donne le ton. Aujourd’hui, réelle star des médias, cette notion est passée sur toutes les lèvres, fait parler, et fait vendre. En jouant sur la peur, on ne peut que faire parler l’opinion, et forcément, ça se répand. 

Mais cela soulève d’autant plus un fait intéressant, cette portion d’humanité qui se mobilise reste constituée majoritairement d’individus occidentaux. En effet, le Brésil - pourtant en charge du “poumon” de la Terre que représente la forêt amazonienne - par exemple n’a pas eu peur d’élire Jair Bolsonaro, connu pour son programme environnemental catastrophique, et qui a refusé entre autres que la COP 25 se tienne sur ses terres. Si la cause de la lutte contre le changement climatique est noble à première vue, l’humanité reste scindée dans les faits, et le changement climatique ne touche pas tout le monde de la même manière. C’est ceux qui risquent de perdre le plus qui se font le plus entendre, et c’est la porte ouverte à la médiatisation des jeunes et des occidentaux. Car il peut sembler tout de même très très peu probable que l’humanité toute entière, et dans sa globalité, court à sa perte ; nous risquons plutôt d'assister à un rééquilibrage après des siècles où les inégalités n’ont fait que croître. Logiquement, certains ont alors des mises plus importantes que d’autres. 
LA PEUR DU FUTUR
D’où nous est venue cette fameuse idée de l’effondrement ? Face aux catastrophes écologiques en vue, aux problèmes inhérents au capitalisme néolibéral financier tel qu’il s’est étendu à l’ensemble de la planète, voir plus loin et penser l’effondrement de notre société est inévitable, entretenant toujours un peu plus notre peur contemporaine du futur. Cette peur vis-à-vis du futur n’épargne pour autant personne, et tout le monde a à y perdre. Nous n’en sommes plus au jeu à somme nul, mais au jeu à perte certaine. Mais c’est un jeu qui semble tout du moins très déterministe, et la collapsologie peut parfois prendre le dangereux visage d’une nouvelle idéologie. S’il est certain qu’en ne changeant rien, on risque très probablement de foncer droit dans le mur, il ne faut pas pour autant s’enfermer dans une vision du futur nihiliste et complètement figée et se sortir de la perspective d’un futur purement cauchemardesque. Car si la perspective de dire “on va tous mourir” est très séduisante, et que, modèles et prédictions scientifiques à l’appui, on nous montre comment nous détruisons tout ce sur quoi notre civilisation repose, il ne faut pas s’arrêter à cette déclaration macabre et à cette triste prophétie mais confronter cette idée avec le réel. Initialement, l’idée est plutôt que tout va être transformé, les écosystèmes vont être bouleversés, et on ne sait pas très bien ce qui va se passer, et comment on va s’y adapter. Mais le raccourci vers la funeste sentence “on va tous mourir” est peut-être parfois un peu trop rapide. Car concrètement, que va-t'il se passer ? Allons-nous du jour au lendemain nous entretuer pour de la nourriture ? Pour de l’eau ? Les Etats vont-ils s’effondrer subitement et perdre leur monopole de la violence, ce qui nous mènerait peut-être à une guerre civile ? A des milices faisant régner la terreur et nous faisant payer leur protection ? Allons-nous devoir survivre, ne comptant que sur nous-même et nous battant contre les autres ? Parfois, ce futur se matérialise en réalité un peu trop comme une dystopie caricaturale et assez simpliste. Ce qui est certain, c’est que ce sera complexe, et nous ne pouvons prédire avec précision et exactitude ce qui se passera, mais il faut du moins faire l’effort de confronter nos peurs avec le réel, ne pas rester dans une surface des choses où l’on envisagerait un pire hypothétique que l’on pense certain, sans vraiment savoir ce qui se cache derrière le masque. Il faut justement essayer d’enlever le masque à ce demain qui nous semble si laid aujourd’hui. Et c’est en confrontant ces idées avec le réel qu’on peut véritablement avancer, en les rendant concrètes, car sinon on tombe dans l’idéologie et on se perd dans le monde des idées, mais en tout cas, on ne parle plus du monde des hommes. 
Le fait est qu’alors que par le passé, nombre de discours politiques, articles de journaux, conférences etc… parlaient du futur, presque dans une attente impatiente de voir ce qu’il allait se passer, aujourd’hui nous sommes bien souvent bloqués dans un présentisme qui nous empêche de penser ce futur. Et lorsque l’on tente de penser à long, on ne va finalement pas très loin, quelques années, au mieux une dizaine d’année - pensez au plan “Europe 2020” adopté en 2010 ou des Objectifs du développement durable ou Agenda 2030 adoptés par les Nations Unies en 2015. Il suffit de voir les archives de l’INA pour voir des vidéos d’archives “L’an 2000 vu par les jeunes” datant des années 1960. L’an 2000 était le centre de multiples fantasmes. Changement de siècle, de millénaire, une fois atteint, nous nous sommes retrouvés face au manque de vision à long terme et - dans notre monde occidental - à la peur du fameux “déclin” de notre confort devenu un acquis civilisationnel.

Car souvent, on ne va pas plus loin que l’idée que la fin des temps approche, et on retrouve en réalité une pensée prémoderne, ou le temps était corrupteur, le paradis derrière nous, et où chaque jour nous rapprochait de la fin du monde. C’était les représentations de la tradition, où l’homme était déchu, tombé du paradis. Il souffrait dans le monde, et attendait dans la souffrance que sonne le glas du jugement dernier. Mais la vision moderne des philosophes des Lumières a inversé notre représentation du temps, et au lieu de penser que chaque matin, nous nous rapprochions de l’ultime échéance, on a imaginé qu’à chaque levé du jour, le monde serait un peu mieux que celui que nous avions laissé la veille. Est apparue l’idée du progrès, où les hommes, ensemble, allaient construire le monde dont-ils rêvaient. Mais aujourd’hui, on ne veut plus du futur, et cette charmante rhétorique semble bel et bien enterrée derrière nous.

Pourtant aujourd’hui, de nombreux colloques et autres conférences ont lieu sur l’idée du futur, sur demain, comme si on attendait une réponse claire et concise. Une réponse concrète. “Dans le futur il va se passer ça”. Donc ce qui change avec la disparition de l’idée de progrès - remplacée par l’idée d’innovation - est que l’on ne désire plus le futur, on se le représente toujours, on tente de se projeter mais sans la sensation de pouvoir agir dessus. Avec la philosophie des Lumières, l’idée de progrès a motivé des siècles et des siècles de vies humaines toutes croyant en un futur toujours plus radieux pour leurs enfants et, pour Kant, a donné un sens au sacrifice laborieux qu’il requiert pour l’atteindre. Le temps devenait alors constructeur. Or force est de constater que le mot “progrès” a peu à peu disparu derrière la notion d’innovation, aujourd’hui omniprésente. L’innovation est cependant vu comme “le meilleur moyen dont nous [les Européens] disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés et qui chaque jour se posent de manière plus aiguë” (introduction du rapport “Europe 2020”), comme une manière d’éviter que le monde ne se défasse. Notre rhétorique sur l’innovation s’appuie donc sur l’idée d’un temps corrupteur, qui nous amène vers le pire. Le temps dégrade les êtres et l’innovation va nous permettre d’empêcher cette dégradation. Ainsi il est étonnant de remarquer que l’on parle, au XXIème siècle, du temps comme on en parlait avant les Lumières. 

Impuissants, en proie à un futur dévasté, l’homme a perdu foi en lui-même, foi en l’humanité. Finalement l’idée de progrès nous offrait peut-être une douce illusion de futur toujours désirable qui a fonctionné pendant un temps jusqu’à ce que l’homme se rende compte de sa puissance dévastatrice. Comme si nous n’étions plus capables de dessiner un destin commun qui puisse être à la fois crédible et attractif, mais uniquement de penser un futur crédible mais peu attractif (effondrement) ou attractif mais peu crédible. Il est difficile aujourd’hui de tenter de poser un discours lucide sur le futur sans tomber dans l'optimisme des climatosceptiques coincés dans leur déni de la réalité, ou dans le pessimisme de la collapsologie. 

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