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Je suis autonome. C'est grave Docteur ?

20.04.2019 – Par Margaux Cassan
Illustration par Hortense Le Guillou

Le constat de l’individualisme n’est plus à faire. Rares sont les discours sur la contemporanéité qui échappent à ce poncif que nous ne connaissons que trop. L’autonomie, l’indépendance, le libéralisme sont présentés comme les fondements et fléaux d’une société - la nôtre (que l’on se plait à nommer par cette formule « nos sociétés occidentales individualistes » par paresse intellectuelle, par abus de langage, et fausse culpabilité postcoloniale) - que nous prétendons condamner et dans laquelle nous nous complaisons tant. Pourquoi, alors, s’intéresser, encore, toujours, à l’individualisme ? Qu’à-t-on à en dire de mieux que : l’égoïsme, c’est mal ? Apparemment pas grand-chose, à en croire le flot d’articles pathologiquement inodores qui circulent à ce sujet. Jusqu’à… Pierre-Henri Castel, qui rend à la pensée ses lettres de noblesses

Pierre-Henri Castel est docteur en philosophie et en psychologie clinique et pathologique, directeur de recherche au CNRS. Il est notamment l’auteur d’une série de deux ouvrages dont La fin des coupables (2012) - qui nous intéresse ici - constitue le deuxième volume. Il est la suite de : Âmes scrupuleuses, vies d'angoisse, tristes obsédés (2011). Il a récemment publié Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps (2018), dans lequel il quitte ses « lubies » passées, pour interroger, précisément, l’apocalypse à venir. Avant d’envisager l’avenir avec les lunettes de la collapsologie - entendez, les théories de l’effondrement de notre civilisation industrielle sous la pression climatique -, il paraît opportun de comprendre quel présent permet et a permis la fin du futur. Montrer comment les injonctions à l’autonomie, largement encouragée par les progrès scientifiques, participent de la catastrophe à venir est le geste tacite que nous lisons dans La fin des coupables. 

"JE SUIS AUTONOME. C'EST GRAVE DOCTEUR ?"
On a du mal à comprendre comment l’autonomie peut s’avérer une plaie de la communauté. Elle a longtemps été érigée en valeur par l’idéologie libérale au sein de laquelle nous nous abreuvons depuis des décennies (Castel parle « d’autonomie-condition »). L’autonomie comme la faculté du sujet d’agir librement en obéissant à ses propres lois. Vaste programme. Mais il n’a échappé à personne que l’émancipation promise exigeait contrepartie : le renoncement aux autres. C’était enfantin mais terriblement tentant de croire que la contrainte venait d’ailleurs, qu’une fois débarrassés de nos semblables, qui décidément, n’étaient qu’embarras, nous serions enfin libres.

Entrés dans l’ère de l’autonomie, et passé depuis longtemps l’enthousiasme des débuts, force est de constater que l’autonomie ne nous a pas mis au parfum de la liberté. Et pour cause, nous sommes plus empêchés que jamais. L’exemple est trivial, mais il suffit de voir ce que font les chauffeurs Uber de la liberté - travaillant nuit et jour, près du double des heures salariées autorisées dans un cadre institutionnel classique - pour comprendre que l’autonomie n’est que l’emballage clinquant d’un nouvel esclavage. L’autocontrainte dépasse de loin le joug venu d’ailleurs, et on a tort de croire que parce qu’elles viennent de nous, les chaînes qui nous enserrent écorchent moins la peau.

Là où l’ouvrage de Castel est novateur et particulièrement revigorant pour le sujet qui nous intéresse, c’est dans l’application qu’il en propose en psychanalyse. La discipline s’est plongée longtemps dans les affres du surmoi (l’intériorisation des interdits sociaux), proposant, par la cure, de faire parvenir à la conscience ces phénomènes refoulés, traduits dans les rêves, les lapsus, les tocs, les troubles comportementaux. Aujourd’hui, l’aura psychanalytique décline au profit des neurosciences qui offrent à toutes ces nébuleuses des explications neurobiologiques rationnelles et scientifiques. Or, ce transfert, dit-il, n’est pas sans rapport avec la mode de l’autonomie. 
En effet, là où le thérapeute disait à son patient : « Vous êtes malade », le neuroscientifique dira « Ce n’est pas vous qui êtes malades, c’est votre cerveau ». Glissement ténu, mais décisif. Dans le second cas, le patient n’est plus directement responsable du mal qui l’atteint. Il n’est pas non plus l’auteur de ses actes, c’est-à-dire aussi des excès et des manquements dont ses actes sont le symptôme. Le transfert de la mélancolie de « la personne » au « cerveau » prétend expliquer les phénomènes névrotiques par un substrat neurobiologique. Outre le fantasme scientifique que cette prétention recèle, il faut comprendre ce que cela induit : on envisage désormais comme des défaillances neurobiologiques les émotions (la culpabilité, la honte, ou l’impuissance) qui envahissent le sujet quand il ne parvient pas à honorer le niveau d’autonomie requis. Être mélancolique, c’est faillir à son devoir d’autonomie. Faillir, sans pour autant être en faute, dans la mesure où seul le fonctionnement interne de notre cerveau fait défaut. A bas le psychologique, vive l’objectivité !

« N’ayez pas honte. Ce n’est pas de votre faute ». Un beau message de consolation apparemment, mais aux conséquences dramatiques. Sans nier les bienfaits des nouvelles techniques de thérapies « objectivistes » et s’ériger en nouveaux antimodernes (la place est déjà suffisamment occupée), on peut s’inquiéter de ses effets. D’abord, le développement des traitements médicamenteux pour éradiquer toute forme d’écart à l’idéaltype de l’autonomie. Ensuite, une façon de considérer ses propres névroses comme de véritables parasites à éradiquer comme autant d’écumeurs de table de notre quête d’autonomie. Enfin et surtout, la capacité nouvelle de « manipuler son propre cerveau, se faire ainsi l’agent de sa propre thérapie » (« Une lecture de La Fin des coupables de Pierre-Henri Castel », Mathias Winter). C’est là un point critique : l’individu, au nom d’une prétendue autonomie, refuse de décharger son traitement sur un psychanalyste. Et pourtant, au nom de cette même autonomie – nous ne sommes pas à une contradiction près - il accepte de se soumettre tout à fait au traitement médicamenteux.  
Être autonome, jusque dans le traitement de son hétéronomie. Billard à trois bandes, reconnaissons-le, pour conditionner les individus à l’autonomie que de l’ériger en principe. Afin d’exclure un nombre significatif de personnalités des qualités requises pour accéder au statut de « valide », point de meilleur truchement. La place faite à l’autonomie est telle que toute posture alternative est considérée comme pathologique. L’autonomie n’est plus un horizon, elle est la règle. Ce phénomène s’inscrit, évidemment, dans un contexte de scientifisation et d’objectivation de tous les champs de la subjectivité. Mais il traduit, plus dangereuseusement, une méfiance à l’endroit de la personne humaine. Cette méfiance est double : d’une part, des neurosciences vis-à-vis de leurs patient, à qui on ne permet plus de « berner » les spécialistes par un récit de soi fantasque ; méfiance, d’autre part, des patients pour les thérapeutes qui leur préfèrent la neutralité des médicaments.

Les neurosciences ne révèlent pas, comme la psychanalyse, les ressorts de l’injonction à l’autonomie ni ne les condamnent : elles en font la norme, et proposent à cochon qui s’en dédit de le soigner en modelant son cerveau. De sorte qu’il soit, comme tous les autres, autonome-compatible. Au risque de prêcher une nouvelle fois dans le désert, nous pouvons à bon droit poser la question : à quel prix voulons-nous de cette autonomie-là ?

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