Mobirise


La "civilisation des loisirs" a-t-elle eu lieu ? 

30.03.2019 – Par Gauthier Simon

« C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière ». Voilà ce qu’on peut lire dans le livre de la Genèse de la Bible. Un extrait du bestseller mondial encore révélateur de la vision du travail qu’ont, ou qu’avaient, les sociétés occidentales : un devoir moral.

La fourmi a toujours été mieux perçue que la cigale oisive ; même si dans le langage courant, le terme « oisiveté » a progressivement laissé sa place à l’appellation « loisirs », dont Joffre Dumazedier prophétisait l’avènement dans les années 1960. Alors que le temps de travail diminue, le sociologue fait le constat d’une « sous-estimation théorique du loisir » par les intellectuels de l’époque qui gardent cette notion à distance de leurs systèmes de pensée. Pourtant, un effet de ciseau s’est produit entre d’une part, l’importance accordée au travail et d’autre part, l’attention aux loisirs, la carotte qui nous pousse à travailler (de moins en moins). L’homme ne s’accomplit plus dans son travail, mais en-dehors. Mais cette « civilisation des loisirs » qu’annonçait Joffre Dumazedier a-t-elle vraiment eu lieu ? 

“L’ouvrier peut travailler tous les jours car il mange tous les jours.”

Napoléon — 


Les loisirs ont toujours suscité des réticences car ils ont longtemps manqué de cadres prédéfinis. L’Eglise a été la première instance à rythmer les temps sociaux en créant des jours pendant lesquels on ne travaillait pas, quand bien même le dimanche n’est pas un jour de repos mais un jour consacré à Dieu. L’oisiveté est historiquement unanimement rejetée. Même du temps de la sécularisation des sociétés, des intellectuels comme John Maynard Keynes et Hannah Arendt continuent de poser normativement la question du loisir. Une tendance intellectuelle qui remonte au XIXe siècle lorsque la réduction du temps de travail était freinée. Peur de la débauche oblige. Cela perdure encore aujourd’hui si l’on se réfère aux éditos alarmistes et apocalyptiques de l’économiste Nicolas Baverez lors du débat sur les 35 heures. « Le temps libéré par les 35 heures, c’est de la violence conjugale et de l’alcoolisme en plus » affirmait-il.

Au XIXe siècle, les élites sociales inventent le tourisme. Le train, les stations balnéaires, la baignade… Une véritable culture des loisirs naît en parallèle de la révolution industrielle germinalienne. Après avoir longtemps été la chasse gardée de la bourgeoisie, en 1918, tout change du fait que la Première Guerre mondiale a été une expérience inédite de mixité sociale. Cinquante ans plus tard, le travail n’est plus vécu comme une fin, mais comme un moyen pour financer ses loisirs personnels. Le revenu augmente, la vie s’allonge alors que la durée de travail diminue. Voici l’équation des sociétés modernes, progressivement passées d’une alternance travail-Eglise à une alternance travail-loisirs. A l’ère post-industrielle, le travail est moins directement subi qu’auparavant, il n’a plus son effet structurant d’antan. C’est une révolution au sens strict du terme, un renversement de la souveraineté temporelle. L’individu souhaite se ménager des temps non-travaillés à sa guise. Les loisirs ne sont plus un « passe-temps » mais quelque chose qui structure nos emplois du temps, voire notre territoire devenu « terrain de loisirs ».

“La semaine de cinq jours et l'avènement des congés payés ont ouvert la voie à une société individualisée bâtie sur le désir de liberté.”

Jean Viard — 


Le temps libre individuel est une liberté collective. Paradoxal ? Non, cela illustre un changement progressif de paradigme. Alors qu’à l’été 1936, les bourgeois dénoncent « les salopards en casquettes » qui débarquent à l’improviste sur « leurs » plages, un demi-siècle plus tard, ce même temps libre tend à être vécu de plus en plus individuellement, notamment du fait de la synergie des libéralismes culturel et économique que décrit le philosophe Jean-Claude Michéa. Le libéralisme économique serait moins un conservatisme qu’une continuation, une extension de la philosophie des Lumières à la sphère du travail, de plus en plus autonome par rapport aux contraintes sociales. Dans les sociétés post-modernes, le désir substantiel de liberté individuelle est pleinement satisfait grâce au corolaire du libéralisme culturel qu’est le libéralisme économique. D’abord une conquête sociale collective, les congés payés se seraient de plus en plus individualisés, rejoignant ainsi la fluidité que suggère le libéralisme économique, à qui sied parfaitement l’attitude de respect de la liberté d’autrui que préconise le libéralisme culturel.

“Les lois de la psychologie et la biologie veulent que les besoins augmentent toujours plus vite que les satisfactions qui leur sont accordés.”

– Jean Rousselet - 


La diminution de l’importance accordée au temps de travail peut virer à l’ « allergie » comme le décrit Jean Rousselet sur une jeunesse qui, au grand dam de ses parents, se détournerait du travail. La surreprésentation et la survalorisation des loisirs éloigneraient les nouvelles générations de l’ascétisme et de la concentration nécessaires au travail. Le psychologue pointe les conséquences d’une révolution audiovisuelle mettant en scène des vies considérées comme idéales, qui produiraient envie, frustration et dévalorisation de soi. Le travail n’y échappe pas, pas à la hauteur des attentes que la société de consommation projette en termes de temps libre. L’allongement de la durée des études repousse sans cesse l’entrée dans une vie active très souvent source d’inquiétudes et d’angoisses (sur ce sujet, lire ce précédent article). Quand l’individu arrive sur le marché de l’emploi, il pense davantage aux intérêts matériels, et donc sociaux, qu’il pourrait en tirer, plutôt qu’au travail en lui-même. L’essentiel se passe une fois que l’on quitte le travail, qui n’est plus qu’une nécessité pécuniaire pour nos loisirs.

Mais les récents bouleversements de l’organisation du travail, adossés à l’essor du numérique, semblent remettre en cause le triomphe du temps libre. Vivons-nous toujours dans la civilisation des loisirs ou le travail n’a-t-il pas envahi de nouveau le temps libre ? Le temps libre est-il toujours un temps de délassement, de développement personnel ? N’est-il pas devenu un temps « productif » au même titre que le travail?
La notion de temps libre est désormais une expression saupoudrée de productivisme. Originellement antithétiques, « temps libre » et « productivisme » peuvent désormais lexicalement cohabiter, après que le second terme a mis le grappin sur le premier. Les loisirs sont désormais en concurrence sur un marché. D’un côté, notre temps non-travaillé ultra-précieux. De l’autre, les séries, les films, les sorties culturelles, un match de football, un musée… L’offre est exponentielle. La marchandisation gagne du terrain. Le clasico du marché offre-demande est bien en place et captive tous les consommateurs. Nous ne nous rendons plus compte du temps libre dont nous disposons, car l’activité économique donne infiniment l’impression de manquer de temps. C’est là le paradoxe des sociétés modernes : nous n’avons jamais eu autant de temps mais nous n’avons jamais eu un tel sentiment de siphonage temporel. Le travail le dimanche rentre dans ce débat sur l’avènement de la civilisation des loisirs, et de la marchandisation qui en découle. Le dimanche non-travaillé a longtemps été un rituel symbolique, un moment de synchronisation pour se retrouver en famille ; mais depuis 1974, le travail dominical a doublé. Cependant, comme toute tradition, la question doit être posée à l’aune des changements socio-économiques récents, notamment en raison de l’individualisation et de la particularisation de nos existences : étudiants quasi trentenaires, familles recomposées ou monoparentales. Les individus doivent pouvoir penser seuls l’articulation de leurs temps sociaux.

Mais « au bout du compte », comme le chante Akhenaton, la « civilisation des loisirs » a-t-elle eu lieu ? Les sociologues Alain Chenu et Nicolas Herpin font le constat d’une « pause dans la marche vers la civilisation des loisirs ». La tendance séculaire à la baisse de la durée du travail s'est interrompue. Alors qu'en 1974, les milieux populaires avaient moins de temps de loisirs que les milieux aisés, la situation s’est inversée. Toutefois, cette progression résulte pour l'essentiel de leur plus grande vulnérabilité face au chômage, et de l'extension de celui-ci. La « libération culturelle » décrite par Joffre Dumazedier est donc à nuancer. De plus, le niveau d’études est le vecteur de la durée du travail dont l'impact a le plus changé : ce sont maintenant les plus diplômés qui travaillent le plus, et qui consacrent le moins de temps aux loisirs alors que ces derniers s’invitent de plus en plus dans les entreprises 2.0. Yoga, cross-fit, pilates, sophrologie… Tout cela est maintenant dans votre bureau. Pour être plus productif, quoi de mieux qu’un moment dans la salle de détente de l’entreprise avant de commander un Uber Eats qu’on dégustera en tête-à-tête romantique avec notre écran. Il y a plusieurs causes à cette augmentation du temps de travail sans résistance de la part des plus qualifiés : le « bonheur au travail » qui expliquerait la décroissance de l’attrait pour les loisirs, et une recherche de loisirs plus huppés en éliminant les temps morts des loisirs habituels. Car la durée de loisirs peut diminuer tout en maintenant une satisfaction globale stable. Une observation révélatrice d’une accentuation du déterminisme des loisirs par le niveau de formation.
Mais laissons-nous aller au délassement vrai qui suppose une approche non-normative et non-marchande des loisirs. Oui cela est encore possible aujourd’hui, car votre temps libre vous appartient. Tout usage que vous en faites doit avoir gagné de la légitimité à vos yeux, et rien qu’à vos yeux. Une légitimité à regagner sans cesse.

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