Face à cela, on pourrait opposer une autre expérience du temps : celle de l’inlassable course de la trotteuse qui a le pouvoir de figer chaque seconde en un moment du passé. C’est la succession des évènements, c’est le temps qui est hors de nous, loin de notre subjectivité. Le temps qui passe. Ce temps que l’on pourrait qualifier d’objectif en opposition à notre temps subjectif est ce qui nous permet de vivre ensemble, il est notre temps commun. Et alors que j’ai parfois l’impression que mon expérience du temps se dilate ou se contracte, ce temps d’airain, identique à lui-même, nous fait vieillir de manière mécanique et systématique. Ces deux temps cohabitent, ils se contredisent parfois lorsque la montre me ramène à la brusque réalité, quand le cours des événements me rattrape et arrête net ma confortable fuite du temps. C’est le temps qui nous fait peur aussi, il a le visage de la mort et notre emprise sur lui est la même qu’une étreinte dans le vent.
Mais ce temps subjectif, qui nous est propre, “notre propre vie [...], notre propre histoire” pour reprendre les mots de Giuseppe Rensi évolue. Comme nous l’avons dit il fluctue, et il est aussi en permanence remis en question par la technique. Elle modifie notre perception du temps, nos arts de vivre, et transforme par là notre expérience du temps. La technique est venue minuter, chronométrer, uniformiser le temps pour n’en faire qu’une ligne droite et régulière. L’histoire de l’homme et de la technique est une longue histoire d’amour à coup de je t’aime moi non plus, elle est parfois là pour le meilleur, mais l’entraîne aussi vers le pire. Le temps n’a pas échappé à la règle. Ainsi, l’homme a découpé le temps, il l’a mathématisé, en a tiré des lois et en a fait un objet d’analyse ce qui a conduit à profondément en bouleverser son expérience. Aujourd’hui, une seconde est devenue “la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l'état fondamental de l'atome de césium 133” , mais avant d’en arriver là, il a fallu passer par de nombreuses et profondes remises en question. Et la révolution industrielle qui est apparue comme un monde foisonnant de technique a profondément transformé le rapport que l’homme entretient avec l’horloge.
Fiat lux. Et l’homme éclaira le monde. Le développement de l’éclairage public au fil des années transforme le quotidien des individus. Quand l’astre solaire se couche, s’en est un fait de cire, puis de gaz et enfin d’électrons qui le remplace. La nuit est abolie et elle ne sera plus jamais noire là où il y a des hommes. Les milliards de petits soleils artificiels qui s’allument quand il passe derrière l’horizon créent un jour sans fin. Lorsque la nuit tombe, on marche dans la lumière et la façon dont on vit est transformée, on a moins peur désormais, on peut même se mettre à travailler la nuit par exemple. La technique qui se développe façonne notre manière d’appréhender le temps. Désormais, on peut vivre autrement que selon la danse du soleil et de la lune, l’homme a conquis la lumière et la nuit ne s’abat plus comme avant, elle se maîtrise.