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Le temps presse
(2/2)

10.02.2019 – Par Adrien Tallent, César Lacombe
Illustration par Anaïs Lacombe

« Qu’est-ce que le Temps ? Quelle est cette chose mystérieuse dont il semble pourtant que nous soyons les architectes, au point que, selon l’état de notre conscience (notre ennui, une attente, un plaisir), il s’allonge et se rétrécit, passe avec une extraordinaire rapidité en situation de demi-veille, et disparaît même dans le sommeil ? Dans l’espace on peut voir les choses placées les unes à côté des autres ; dans le temps, c’est impossible. Mais on sent venir les choses ou les événements, les uns après les autres. On sent, on vit leurs avènements successifs, leur “orientation”. Précisément, pour les êtres qui changent, les êtres qui vivent, le temps est ce qui leur permet de sentir, ce qui fait exister pour eux la série successive des événements qui constituent leur vie ; le temps et la vie sont une seule et même chose. Le temps est notre propre vie, le déroulement de notre vie propre et, donc (pour l’individu comme pour l’humanité), notre propre histoire. »

Guiseppe Rensi, La Philosophie de l'absurde


Voilà. Inutile de commenter sur des dizaines de ligne cette citation de Giuseppe Rensi, tout est dit. Nous vivons le temps qui fluctue et passe tantôt à la vitesse de l’éclair, tantôt à la lenteur de l’escargot. Ce temps que nous décrit le philosophe italien est le temps que nous expérimentons tous, c’est notre temps intérieur, subjectif ; c’est l’expérience du temps vécu qui me donne envie de me jeter avec fougue dans ce qui me passionne, et de fuir les tâches ingrates. Ce temps n’est absolument pas linéaire, c’est l’expérience de notre vécu quotidien et c’est ce qui nous fait dire “oh ça passe vite !” ou encore “qu’est-ce que c’est long…”. Ce temps subjectif, qui est propre à chacun d’entre nous est le temps dont nous nous rappellerons, le temps de notre vie. 

 "Il existait comme ça toute sorte de ruses pour surmonter le désert, cette étendue uniforme de temps qui vous attendait au saut du lit, et pour de bon, jusqu’à la retraite. Hacine avait compris ça. Son temps ne lui appartenait pas. Mais il était toujours possible de duper l’horloge. En revanche, il ne pouvait rien contre cette évidence : d’autres volontés que la sienne dictaient leurs règles à son corps. Il était devenu un outil, une chose. Il bossait."

– Nicolas Mathieu, leurs enfants après eux


Face à cela, on pourrait opposer une autre expérience du temps : celle de l’inlassable course de la trotteuse qui a le pouvoir de figer chaque seconde en un moment du passé. C’est la succession des évènements, c’est le temps qui est hors de nous, loin de notre subjectivité. Le temps qui passe. Ce temps que l’on pourrait qualifier d’objectif en opposition à notre temps subjectif est ce qui nous permet de vivre ensemble, il est notre temps commun. Et alors que j’ai parfois l’impression que mon expérience du temps se dilate ou se contracte, ce temps d’airain, identique à lui-même, nous fait vieillir de manière mécanique et systématique. Ces deux temps cohabitent, ils se contredisent parfois lorsque la montre me ramène à la brusque réalité, quand le cours des événements me rattrape et arrête net ma confortable fuite du temps. C’est le temps qui nous fait peur aussi, il a le visage de la mort et notre emprise sur lui est la même qu’une étreinte dans le vent. 

Mais ce temps subjectif, qui nous est propre, “notre propre vie [...], notre propre histoire” pour reprendre les mots de Giuseppe Rensi évolue. Comme nous l’avons dit il fluctue, et il est aussi en permanence remis en question par la technique. Elle modifie notre perception du temps, nos arts de vivre, et transforme par là notre expérience du temps. La technique est venue minuter, chronométrer, uniformiser le temps pour n’en faire qu’une ligne droite et régulière. L’histoire de l’homme et de la technique est une longue histoire d’amour à coup de je t’aime moi non plus, elle est parfois là pour le meilleur, mais l’entraîne aussi vers le pire. Le temps n’a pas échappé à la règle. Ainsi, l’homme a découpé le temps, il l’a mathématisé, en a tiré des lois et en a fait un objet d’analyse ce qui a conduit à profondément en bouleverser son expérience. Aujourd’hui, une seconde est devenue “la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l'état fondamental de l'atome de césium 133” , mais avant d’en arriver là, il a fallu passer par de nombreuses et profondes remises en question. Et la révolution industrielle qui est apparue comme un monde foisonnant de technique a profondément transformé le rapport que l’homme entretient avec l’horloge. 

Fiat lux. Et l’homme éclaira le monde. Le développement de l’éclairage public au fil des années transforme le quotidien des individus. Quand l’astre solaire se couche, s’en est un fait de cire, puis de gaz et enfin d’électrons qui le remplace. La nuit est abolie et elle ne sera plus jamais noire là où il y a des hommes. Les milliards de petits soleils artificiels qui s’allument quand il passe derrière l’horizon créent un jour sans fin. Lorsque la nuit tombe, on marche dans la lumière et la façon dont on vit est transformée, on a moins peur désormais, on peut même se mettre à travailler la nuit par exemple. La technique qui se développe façonne notre manière d’appréhender le temps. Désormais, on peut vivre autrement que selon la danse du soleil et de la lune, l’homme a conquis la lumière et la nuit ne s’abat plus comme avant, elle se maîtrise.
LE TEMPS C'EST DE L'ARGENT
L’homme a certes conquis la lumière et la nuit i.e. les jours, les heures, mais avec la révolution industrielle, l’extension du capitalisme marchand petit-à-petit à l’ensemble de l’Europe occidentale et bientôt à l’ensemble de la planète, l’homme s’est mis en quête de conquérir les secondes. Et un outil en particulier représente ce passage à la domination des minutes et des secondes : le chronomètre. Avec cet outil fantastique, le temps devient millimétrique. On le mesure et on transforme la manière dont on vit. Grâce à l’invention technique que représente le chronomètre et à sa diffusion à grande échelle, l’organisation du travail peut-être totalement repensée et chronométrée. Qu’est-ce que la taylorisation du travail si ce n’est le chronométrage de chaque tâche d’un ouvrier sur une chaîne de production ? Aujourd’hui tout est chronométré : on a 10 minutes pour faire une présentation orale, on réserve 1 heure un cours de tennis ou de cuisine, on organise des compétitions afin de savoir quel athlète court le plus vite 100 mètres. Cette “invention” du temps, ou du moins son application à grande échelle a été une condition essentielle à l’expansion du capitalisme et de la société de consommation. 

Avec le développement du capitalisme, un des enjeux majeurs devient l’unification du temps sur un territoire donné. Sous l’impulsion du développement du chemin de fer, le 14 mars 1891, l’heure légale est uniformisée sur tout le territoire français. Peu importe qu’il fasse nuit plus tard à Brest qu’à Strasbourg, il faut convenir d’une heure unique sur le territoire français. Sous l’impulsion des avancées technologiques, le temps est remis en question. 

Dès lors que l’on peut chronométrer, on peut aller plus vite ; dès lors que l’on peut mesurer 1 heure, il devient possible de vendre du temps, et a fortiori son temps. Lorsque l’on réserve 1 heure de cours de cuisine avec un chef, on ne fait pas qu’acheter le savoir-faire du professeur, on lui achète aussi et surtout 1 heure de son temps. 
VOTRE TEMPS C'EST DE L'ARGENT
Aujourd’hui, c’est une nouvelle remise en question du temps qui s’opère. L’homme est entré dans ce que l’on appelle désormais l’économie de l’attention. L’offre est abondante et sans fin, une journée fait encore et toujours 24 heures, le nombre d’humains sur terre est limité. Faites le calcul, la ressource rare est devenue l’attention du consommateur. Dès lors, il faut tout faire pour la capter et la garder, cette attention qui vaut cher et qui peut rapporter gros. Pour cela, armés de théories psychologiques toujours plus pointues, les voleurs de temps déploient tout un tas de stratagèmes pour nous faire utiliser le plus longtemps possible leurs services. Ainsi, on peut être exposés à la sacro sainte publicité qui rapporte tant pour ces marchands d’attention. Le temps subjectif que nous expérimentons nous échappe alors toujours un peu plus, on ne sait plus vraiment combien de temps on passe à scroller sans fin un fil facebook ou à regarder des dizaines de vidéos qui se succèdent en autoplay sur youtube. Rien n’est laissé au hasard, le temps disparaît complètement de ces services pour ne plus que nous soyons en mesure d’arbitrer notre comportement. Ce n’est pas pour rien que nos fils d’actualité sont infinis, c’est pour mieux que l’on se perde dans leur néant. Et l’autoplay sur les vidéos n’est pas là pour nous rendre service, quoi de mieux qu’une bonne suggestion qui se lance toute seule pour nous laisser hagards face à du contenu qui nous plaît. Il n’y a plus de marqueurs du temps dans les services que nous utilisons et qui se rémunèrent à notre attention, rappelez-vous : Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. Notre temps subjectif est encore une fois remis en question à cause de la technique et notre perception du temps objectif transformée. Il s’accélère et coule désormais entre nos doigts comme le sable, qu’impuissants, on ne sait retenir. 

Mais si le gavage fait souffrir les oies, il est tout aussi néfaste pour l’homme. Notre temps finit par nous échapper, on ne le maîtrise plus. Notre temps subjectif - notre vie en fin de compte - devient dirigé par des algorithmes de suggestion et par l’utilisation de nos biais cognitifs. On se met alors à vivre la vie d’un autre et on finit par mourir de notre vie. L’aboutissement de la technique aura provoqué l’anéantissement du temps.

Il serait peut-être temps de remettre les pendules à l’heure.

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