Mobirise


Si c'est gratuit, c'est que vous êtes le produit

Par Adrien Tallent, César Lacombe

“Il y a bien longtemps que la société libérale occidentale l’a compris et qu’elle s’adresse à ce type-là d’individus. Voici ce qu’elle nous a promis de devenir : des hommes intenses. Ou plus exactement des hommes dont le sens existentiel est l’intensification de toutes les fonctions vitales. La société moderne ne promet plus aux individus une autre vie, la gloire de l’au-delà, mais seulement ce que nous sommes déjà – plus et mieux.”

— La vie intense, Tristan Garcia — 


Dans La vie intense, le philosophe Tristan Garcia caractérise notre société, comme une société en quête d’intensité, où nous cherchons à intensifier nos expériences, et où une vie qui vaudrait la peine d’être vécue serait une vie vécue à fond. Ainsi, dans une logique de nous maintenir le plus possible actif - ou passif - sur les réseaux afin de produire de plus en plus de données sur nous - ce qui permet à l’entreprise de se rémunérer - ces compagnies vont utiliser cette caractéristique de notre époque ciblée par Tristan Garcia comme levier. Cela peut prendre plusieurs noms : infobésité, gavage médiatique, intensité… mais la réalité est la même : donner à voir du contenu viral aux utilisateurs proposé grâce à du ciblage sur mesure. Dès lors, on se gave, ou plutôt on se fait gaver, d’informations qui ne nous sont pas réellement utiles et qui nous parasitent plus qu’autre chose. On parle alors “d’infobésité”, c’est-à-dire qu’aujourd’hui on est submergé d’information de mauvaise qualité fournie par les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continue etc... Mais cela va encore plus loin car afin que nous produisions le plus de données possibles, les réseaux sociaux vont utiliser de puissants mécanismes psychologiques pour tenter par tous les moyens de nous faire rester le plus longtemps possible sur leur plateforme.

Ainsi, on en arrive au constat qu’en moyenne on passe 5 ans sur les réseaux sociaux. A titre de comparaison, en 5 ans il est possible de courir 10 000 marathons.

Les réseaux sociaux visent aujourd’hui à maximiser le temps que nous passons sur ces derniers afin de pouvoir capitaliser sur nos interactions, interactions qui rapportent énormément. Par exemple, Facebook a réalisé en 2016 un chiffre d’affaire de 27 milliards de dollars pour 10,2 milliards de bénéfice. Les interactions des utilisateurs sur ces réseaux ont donc une valeur énorme, afin d’illustrer cela, le chercheur français Olivier Auber a lancé en janvier 2018 le logiciel #MyFacebookInvoiceGenerator qui calcule ce que le réseau social doit à l’utilisateur en chiffrant son digital labor, qui correspond au travail numérique effectué par l’utilisateur pour Facebook - puisque les interactions produites par les utilisateurs produisent de la valeur pour le réseau qui les monétise. Olivier Auber n’hésite pas à dire que “Facebook nous prend en otage” afin de gagner de l’argent et cherche à montrer à quel point la valeur captée par le réseau est importante comparée à ce que nous offre le réseau. D’après son étude, une journée de 24h de digital labor pourrait nous être payée 1000 dollars.
OH TROP BIEN, UNE NOTIFICATION !
Ainsi, les réseaux sociaux mettent en place tout un éventail de fonctionnalités se basant sur la psychologie de leurs utilisateurs dont la relation avec ces réseaux se rapproche de l’addiction. Ces pratiques étaient déjà mises en lumières par la journaliste Marie Bénilde dans son essai On achète bien les cerveaux dont Alain Denault reprend les thèses dans son ouvrage La Médiocratie.

“La journaliste Marie Bénilde a démontré rigoureusement dans son essai On achète bien les cerveaux combien fondamentale a été la recherche universitaire en psychologie, en neurologie et en sémiologie [...] pour amadouer et manipuler les cerveaux.”

— La Mediocratie, Alain Denaut — 


Tout d’abord, ces réseaux sociaux se basent sur un biais cognitif bien identifié : le FOMO, c’est-à-dire Fear of missing Out (peur de manquer quelque chose). C’est sur ce concept que se base le principe des notifications qui nous avertissent que quelque chose de nouveau est arrivé. Nous avons peur de manquer une information, ce qui fait que nous avons beaucoup de mal à ne pas ouvrir Facebook lorsque l’on reçoit une notification nous disant que quelque chose s’y passe. Ces plateformes arrivent très bien à faire en sorte que leurs utilisateurs se sentent presque obligés de revenir sur ces réseaux.

Ce phénomène a été théorisé par Nir Eyal dans son livre Hooked dans lequel il cherche à savoir comment créer un produit, un service, dont l’utilisateur final ne pourrait pas se passer. Il en vient alors à développer le modèle hook constitué de quatre phases et qui encourage subtilement l’utilisateur à toujours revenir vers le produit : Trigger (déclencheur) - Action - Variable Reward (Récompenses variables) - Investment (investissement). Les déclencheurs peuvent être internes (sentiments inconscient faisant naître un besoin), ou externes (indiquer à l’utilisateur l’action à mener). Ensuite l’action doit être initiée par une motivation. Elle doit ensuite être récompensée et l'utilisateur doit s'investir personnellement dans le produit.

“La recherche montre que le corps sécrète d’importantes quantités de dopamine dès lors que le cerveau s’attend à une récompense. Or l’introduction de la variabilité multiplie l’effet, créant un état de chasse frénétique, qui inhibe les zones du cerveau associées au jugement et à la raison tout en activant celles associées au désir et à l’exercice de la volonté.”

— Hooked, Nir Eyal — 


Le même mécanisme se met en place lorsque nous rafraichissons un fil d’actualité qui est en fait volontairement fait pour qu’il soit sans fin. Ainsi, on sait qu’il y a toujours quelque chose à voir.

“Lorsque nous sortons notre téléphone, nous jouons à une machine à sous pour voir les notifications que nous avons reçues.”

— Tristan Harris, ex-employé de Google — 


Désormais tout cela se joue donc sur le design et la psychologie. Par exemple, l’œil humain est sensible aux couleurs chaudes et notamment sensible aux couleurs rouges. Ce n’est donc pas pour rien si de nombreuses applications ont changé leur icône d’application pour les rendre plus lumineuses, plus colorées… (Airbnb, Instagram, Google …) et c’est également pour cela que les notifications s’affichent sous la forme d’une petite bulle rouge. Là encore cela nous ramène aux machines à sous qui sont elles aussi très colorées, font du bruit et sont donc, tout comme les téléphones, très attirantes pour l’œil humain. 

Finalement, le plus gros marqueur de l’impact sociétal et de l’interrogation éthique des pratiques des réseaux sociaux est le simple fait qu’aujourd’hui, on assiste à un réel mouvement de repentance des ingénieurs de la Silicon Valley qui ont créé ces systèmes d’addiction. Les témoignages sont de plus en plus nombreux et proviennent de personnes très importantes dans le secteur des nouvelles technologies. Ainsi, dans The Guardian, Justin Rosenstein, une des personnes à l’origine du bouton “j’aime” sur Facebook parle de “conséquences négatives” à propos des mécanismes mis en place par les réseaux sociaux, et Loren Brichter, à l’origine du mécanisme tirer-pour-rafraîchir, fait part de ses regrets concernant l’addiction causée par de tels mécanismes. C’est bien l’éthique qui manquait lors de la conception de ces mécanismes, et à défaut de l’avoir pensée a priori, on voit bien l’urgence de l’implémenter a posteriori.

Enfin, Chamath Palihapitiya, ancien vice-président de Facebook en charge de la croissance des utilisateurs est même allé jusqu’à déclarer, le 13 novembre 2017 dans le cadre d’une conférence organisée par Stanford, que « les boucles de rétroaction court-termistes stimulées par la dopamine que nous avons créées détruisent la façon dont notre société fonctionne ». De telles déclarations ne doivent pas nous laisser immobiles mais montrent réellement l’urgence qu’il y a à traiter de l’éthique dans le cadre des réseaux sociaux.
" JE SUIS MAITRE DE MOI-MÊME COMME DE L'UNIVERS : - JE LE SUIS, JE VEUX L'ÊTRE "
Au niveau personnel, il est possible de réduire notre addiction à ces réseaux et de bloquer les mécanismes psychologiques d’attraction. Tristan Harris, un des chantres de la lutte pour l'éthique sur internet nous propose par exemple de mettre notre téléphone en noir & blanc afin de contrer l’effet attirant des couleurs vives des applications. Ensuite, diverses applications existent comme l’application News Feed Eradicator qui supprime de notre vue le fil d’actualité Facebook, ainsi si l’on souhaite prendre des nouvelles d’une personne on se rend directement sur son profil ; ou encore le plugin Shutup qui supprime de notre vue les commentaires Facebook sous les publications et qui nous permet de masquer les avis souvent superficiels des personnes qui commentent. Tristan Harris conseille également de désactiver toutes les notifications, annulant ainsi l’effet FOMO, sauf celles qui nous informent lorsqu’un réel humain souhaite communiquer avec nous comme les SMS ou les appels. Il s’agit de redevenir maître de ses émotions et de consulter ces réseaux sociaux lorsqu’on le souhaite et non pas lorsque Facebook le souhaite.

Ensuite, il est important que la transparence dans le fonctionnement de ces réseaux soit au cœur de leurs actions. Cette dernière est souvent volontairement noyée dans des documents acceptés par les utilisateurs lors de leur inscription afin de rendre opaque le fonctionnement des réseaux sociaux. L’application de la transparence dans le fonctionnement de ces réseaux répondrait aussi à la reconnaissance du vrai rôle sociétal par les entreprises elles-mêmes. Il y a une déresponsabilisation généralisée et chronique de ces entreprises vis-à-vis de leur rôle sociétal qui n'est pas en accord avec le vrai impact qu'ont ces dernières sur le quotidien de leurs utilisateurs. 

Mais tout n'est pas tout noir non plus, des progrès sont fait et on peut notamment citer le règlement général sur la protection des données (RGPD), initiative européenne entré en vigueur fin mai 2018 et qui vise a renforcer la protection des données personnelles des utilisateurs au sein de l'Union Européenne. Ce texte novateur, comme tout texte de loi voit pourtant son application difficile par les entreprises privées. Elles en profitent au contraire pour rappeler ô combien elles sont respectueuses de nos données via d'énormes campagnes de communication qui professent qu'elles sont en accord avec cette loi, mais de manière subtile, elles nous aident à leur donner un "consentement assisté" afin de pouvoir perpétuer leur modèle économique si lucratif. Dans les fait, bien que cette mesure soit un progrès, son application reste encore difficile et l'interprétation des textes de loi est un obstacle à une application éthique et rigoureuse. 

Mais si un cadre éthique est si dur à appliquer à ce secteur, c'est aussi car il y a une incompréhension globale du fonctionnement de ces entreprises. Il est inutile de rappeler combien ces entreprises sont récentes et donc le gap générationnel qui existe entre les législateurs et les mécanismes utilisés par ces entreprises afin de fonctionner et afin de récupérer des données sur leurs utilisateurs. On pensera avec un sourire en demi teinte à la question posée par un sénateur américain à Mark Zuckerberg lors de son audition devant le Sénat suite au scandale Cambridge Analytica où le sénateur lui demande comment Facebook gagne de l'argent en proposant un service gratuit à ses utilisateurs, et où Mark Zuckerberg lui répond avec un sourire "Senator we run ads". On voit bien l'incompréhension du problème de fond dans le fonctionnement de ces entreprises, où on assiste à un vrai décalage générationnel entre ces services et le cadre censé les encadrer.

Ainsi, comme nous l'avons montré, les Etats s’occupent rarement de ces questions technologiques et sont généralement dans une incompréhension face aux mécanismes utilisés par ces entreprises. S’en suit donc un vide législatif et surtout un vide de compréhension. Aujourd’hui ces entreprises sont tellement puissantes qu’elles peuvent presque être considérées comme des entités aussi puissantes que certains Etats, dès lors, il en est de la responsabilité des Etats, et dans l’intérêt de leurs citoyens, d’entretenir des relations avec ces entreprises afin de comprendre leur monde, leurs intérêts mais surtout leur faire passer des revendications éthiques. Ainsi, le Danemark a nommé le premier ambassadeur de la tech en la personne de Casper Klynge. Il a pour mission d’établir des liens directs avec les grandes entreprises de la Silicon Valley. L’objectif est de permettre au Danemark de comprendre les bouleversements qu’induisent ces entreprises tout en favorisant les intérêts du pays et les nécessités de davantage de considérations éthiques par le biais d’un canal de communication direct. On assiste donc à l'ébauche de nouvelles pratiques qui permettent un discours équitable qui prend ses fondements dans la reconnaissance des qualités des parties, ce qui émerge aujourd'hui.

Mais le récent scandale de Cambrige Analytica, la mise en place du RGPD, la prise de conscience globale qui émerge quant à l'importance de ces entreprises sur nos vies participe de la reconnaissance du rôle de ces dernières dans la société et fait prendre conscience aux individus de l'importance de la confidentialité de leurs données, c'est un mouvement qui émerge aujourd'hui et qui ne demande qu'a continuer. Bien que nous sommes confrontés à ce fonctionnement et que nous y voyons là la seule initiative possible, il nous faut voir plus largement pour imaginer d'autres manières de faire plus respectueuses des individus.

“C'est une manipulation par les algorithmes. Je ne dis pas qu'il y a une malveillance. Facebook s'est inventé par accident. Zuckerberg n'avait pas l'intention de créer un réseau social. Il a établi un trombinoscope des jolies filles de Harvard, ça a commencé ainsi. Mais je soutiens qu'il y a des effets très pervers et très toxiques, et ce n'est pas une fatalité. On pourrait faire des réseaux sociaux d'un genre très différent.”

Bernard Stiegler dans le hors série du 1 "Les medias sont-ils dangereux ?"  — 


Toutes les images de cet article proviennent du site Behance et sont le fruit du travail de Ben Fearnley sous la licence Creative Commons

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