Mobirise


Pourquoi nos réseaux sont des câlins et pourquoi ils devraient nous remuer plus souvent

30.12.2018 – Par Zoé Mary

Permettez-moi de tester quelque-chose. Vous souvenez-vous d’une information apprise hier au cours de votre utilisation d’internet ? Sur une vidéo YouTube, un article Facebook ou un post Instagram ? Si vous vous en souvenez, réfléchissez bien, est-ce la première fois que vous voyez cette information ou ce type d’information ? Avez-vous réellement appris quelque chose qui sorte de l’ordinaire ? sur combien d’heures d’écran ? N’y aurait-il pas un semblant de répétition dans le contenu que vous scrollez chaque jour ? Il se pourrait bien que ce soit toujours le même.

Il est même possible que sur l’ensemble de votre journée, vous n’ayez pas vu grand-chose de plus qu’une dizaine de vidéos de chats, de recettes de raclette ou de DIY déco et d’évènements près de chez vous exactement similaires à ceux auxquels vous vous êtes intéressés il y a quelques jours. Si quelques articles plus sérieux sont apparus, il est probable que vous connaissiez déjà les sujets de fond et que les réelles découvertes soient extrêmement limitées. Mais on clique quand même. Et toutes ces actions que nous faisons au quotidien sont à la limite de l’automatisme, mais elles ont des conséquences qu’il est intéressant de souligner. Pour pouvoir retourner à nos vidéos de chats mais cette fois en pleine conscience.

“Ce qui nous contrôlera, ce n’est pas que ce que l’on craint, mais ce que l’on désire et que l’on aime.”

– Neil Postman - 


Nos réseaux sociaux, parlons ici principalement de Facebook, Youtube, Instagram ou encore de Twitter, prennent une grande place et un grand temps dans notre quotidien, donc ils contribuent beaucoup à la construction de notre réalité : ce qui est répété à notre cerveau suffisamment souvent devient une part de notre monde, une croyance, que cela soit fondé sur une preuve scientifique ou sur un dire culturel. Par exemple, nombreux sont ceux qui croient toujours qu’un poil rasé repousse plus épais qu’un poil épilé. Alors que non, promis, juré, scientifiquement prouvé. Mais le cerveau a énormément de mal à revenir sur une croyance créée à partir d’une répétition, cela demande de détruire un circuit neuronal, et c’est bien plus simple d’en faire que d’en défaire. On va donc s’habituer plus rapidement à une nouvelle idée qu’au fait qu’elle soit fausse alors même que l’on y croyait. Comprenez-vous désormais pourquoi notre regard sur les réseaux sociaux, chaque jour, est important ? il contribue à faire des liaisons neuronales, à former notre réflexion globale.

Or, ces mêmes réseaux présentent une grande différence avec les autres espaces d’apprentissage traditionnels comme la famille, l’école ou le travail. Ce sont des entreprises à but lucratif, et ils proposent un contenu de loisir et non d’éducation. Leur objectif est donc non pas que leurs utilisateurs apprennent ou s’améliorent, mais qu’ils reviennent pour dépenser du temps, voire de l’argent. C’est ce que dénonce par exemple l’ancien employé de Facebook, James Williams, en parlant d’économie de l’attention. Il a d’ailleurs participé à créer le mouvement « Time Well Spent » pour prévenir des effets pervers de ce modèle économique. Si l’on peut profiter du temps dédié à ces réseaux sociaux pour y glaner un peu de substance, c’est intéressant mais ce n’est pas ce que leurs créateurs recherchent en premier lieu. Pour eux, l’important est qu’il y ait un maximum de visiteurs, réguliers et sur un temps long. Alors, à l’inverse d’un apprentissage quelconque d’un sport, d’une matière ou d’un instrument de musique, les créateurs recherchent la facilité : nos réseaux sont faits pour être gentils avec nous, nous caresser dans le sens du poil, nous apporter de quoi nous changer les idées sans trop nous bousculer. 

Pour cela, ils utilisent une technique que Nir Eyal, dans son livre Hooked, how to build habit-forming products, a très bien résumée, celle de l’hameçonnage : d’abord il faut créer une « gâchette » (la petite flèche rouge sur la vidéo YouTube, ou bien le titre « regardez ces incroyables photos de paysages lointains et inaccessibles » sur Facebook) pour parler à nos émotions négatives, et sembler palier à un manque. Cela nous amène à faire quelque chose en réaction à cette émotion négative, pour l’annihiler et se sentir mieux, donc une « action » simple (cliquer sur la vignette avec l’anticipation d’une récompense facile qui va nous faire nous sentir mieux). Alors, une « récompense » se déclenche, soit par un sentiment d’appartenance, soit par un sentiment de réussite personnelle, soit par une sensation de « chasse » réussie, comme lorsque l’on scroll plusieurs secondes avant de tomber sur un contenu qui nous paraît alléchant au milieu de toutes les autres banalités. Enfin, le contenu en ligne s’améliore au fur et à mesure qu’on fréquente les sites, puisque ces derniers mémorisent nos utilisations passées pour sur-personnaliser le contenu à disposition, avec des propositions qui ressemblent à celles que l’on semble avoir aimé, puisque l’on a cliqué. Nous nous investissons donc dans la plateforme, nous y laissons un peu de nous-mêmes. 

Donc le principe est simple, on nous propose un contenu alléchant et semblant répondre directement à un manque, puis on s’arrange pour que l’objet soit vecteur de récompenses psychiques et on personnalise le tout pour que l’individu ait envie d’y retourner et apprenne que sur le site qu’il fréquente, il est simple d’être satisfait, et quasiment systématique. 

“These companies have designed the art and science of habits, these behavior done with little or no consciousness.”

Nir Eyal — 


Plusieurs conséquences à cette technique incroyablement efficace. Tout d’abord, cela crée une habitude agréable, des micro décharges d’hormones provoquant une sensation de bien-être. Et cela quasiment sans aucun effort. Donc on va vouloir y retourner, notre cerveau est fait pour rechercher ce type de décharge au moindre effort, il en va de sa survie depuis des milliers d’années. C’est le principe-même de ce que l’on appelle le circuit de la récompense en psychologie.

“C’est un circuit normalement lié à des activités vitales, comme manger, boire ou se reproduire, et qui déclenche la synthèse de dopamine, qui est une molécule qui déclenche du plaisir et qui donne envie d’y revenir.”

Audrey Boehlyn (journaliste de vulgarisation scientifique) — 


Nous sommes faits pour survivre en dépensant le moins d’effort : entre un fruit tombé d’un arbre ou un animal à tuer pour se nourrir, si les deux nous apportent une satiété égale nous n’irons pas courir derrière le lapin. Et bien le cerveau utilise envers le numérique ces anciennes fonctions, et c’est pour cela que les réseaux sociaux et autres outils très utilisés sont si addictifs.   

Ensuite, comme on y retourne régulièrement, un second mécanisme apparaît, celui de la répétition, et la fameuse croyance qui en découle. Exactement comme s’acheter un éclair au chocolat à la sortie du travail ou des cours. On y pense déjà dans le bus, on anticipe le goût et le plaisir d’être rassasié, on le justifie par une journée fatigante et finalement, le gros du travail cérébral est fait avant même de l’avoir acheté. Notre croyance dans le goût du chocolat est formée par de longues années de sucreries ingurgitées, et on sait exactement ce que l’on achète une fois dans le magasin. Imaginez maintenant qu’au premier croc dans cet éclair au chocolat, vous vous rendiez compte qu’il a un goût… disons de courge. Ce n’est pas que c’est mauvais, c’est juste surprenant, incompréhensible, différent de ce à quoi le cerveau s’attendait. Trois solutions, soit c’est plus à votre goût, et bientôt vous n’irez que dans cette boulangerie qui vend des éclairs au goût de courge, soit c’est aussi bon qu’au chocolat et vous hésiterez à revenir parce que ce n’est pas ce que vous cherchiez, donc c’est un peu moins satisfaisant. Enfin si c’est moins bon, vous bannirez l’endroit, hormis le jour où vous êtes en recherche d’aventure, et vous préviendrez tous vos proches du danger qu’ils courent à y aller. C’est la même chose sur les réseaux sociaux. Si nous trouvions plus régulièrement du contenu très différent de ce que nous regardons la plupart du temps, nous serions moins dans un espace de protection, de câlins, et de bien-être systématique, et plus dans un espace de découverte, sans contrôle. Plus intéressant peut-être, mais moins confortable. Il y a fort à parier que le flux d’utilisateurs serait moins important. Parce qu’actuellement, nous avons à portée de main permanente des micro décharges hormonales nous permettant d’aller mieux, et qu’elles seraient bien moins régulières si les réseaux nous faisaient sortir de notre zone de confort tout le temps. 

Loin de moi l’idée d’en critiquer les créateurs. On peut se dire que c’est très embêtant, on peut crier au complot, moi je préfère me souvenir qu’ils n’ont jamais promis de nous apprendre quoi que ce soit, et qu’ils sont là dans une proposition de loisirs et pour gagner leur vie. Libre à chacun d’en déduire s’ils sont diaboliques ou juste malins. Ou les deux. Pourtant, on ne peut pas ignorer les conséquences potentiellement négatives de ce système, et il reste important de questionner l’éthique des produits que nous utilisons, même si ces deniers sont fait dans un but économique. 

Car cette prise d’habitude implique des biais cognitifs. Un dictionnaire tel que Larousse vous dira qu’un biais est une distorsion, une déformation. Quand il porte sur une information cognitive, le processus d’apprentissage et d’acquisition des connaissances, on parle de biais cognitif. Ce sont donc des erreurs dans la compréhension des informations extérieures qui vont nous faire aboutir à un apprentissage imparfait et sûrement à une réaction décalée. Ces biais sont omniprésents dans nos fonctionnements d’êtres humains, parce que nous ne sommes pas des robots et parce que les situations que nous affrontons ont le plus souvent bien trop de facteurs pour que notre interprétation soit parfaite. Ici, on va surtout rencontrer des biais de jugement : un effet d’ancrage d’abord, puis un effet de halo et un biais de confirmation. 
Le premier consiste à faire le raccourci mental entre « j’ai l’habitude de prendre des informations sur tel site » et « je le crois, tout y est vrai ». Comme l’espace consiste en ma prise d’informations majoritaire, je ne le remets pas en question. Puisque nous y allons régulièrement et que nous nous savons en confiance et en sécurité sur le site, nous n’éveillons pas notre esprit critique de la même manière que le jour où l’on découvre une nouvelle plateforme. Le fait d’être dans un espace connu nous fait abaisser nos barrières, d’autant plus parce que c’est un loisir et que l’on y investit que peu d’énergie.
A cela s’ajoutent de manière complémentaire les deux autres biais : l’effet de halo dans le sens où on a tendance à inconsciemment retenir les informations validant nos croyances et à oublier les autres, et le biais de confirmation car nous irons plus facilement vers des sources que l’on connait déjà et qui sont en accord avec ce que l’on croit. Une fois une situation découverte, son image est formée et il est dur de la transformer même si des détails s’ajoutent. On va naturellement repousser les récits inverses et valoriser ceux qui concordent avec notre version pour garder une croyance cohérente.

Ainsi, se trouver sur une plateforme connue et réconfortante, entouré d’informations peu surprenantes, voire répétitives et venant de sources récurrentes nous pousse à oublier notre sens critique et à penser que ce qu’on lit est la vérité. D’autant plus qu’à la différence d’un média plus classique, il n’y a pas de ligne éditoriale assumée sur un réseau social. Au contraire, nous sommes censés pouvoir trouver toutes les informations, issues de toutes les sources publiques possibles. Pourtant, les algorithmes rejoignent ici notre tempérament naturel, et nous poussent vers les contenus mêmes qui sont déjà alléchants : les plus reconnaissables, les plus simples, les moins étranges. Finalement, on se méfie encore moins : si un article X arrive jusqu’à nous, c’est qu’il fait foi, alors même que peut-être un article Y est plus sérieux, mais on ne sait pas qu’il existe. S’il a un discours contradictoire avec le premier il a peu de chances de se retrouver sur notre écran et même si c’est le cas nous aurons tendance à le remettre en question plus fortement, à suspendre notre jugement, alors qu’un troisième article confirmant le premier, plus prompt à être vu puisque proche de nos habitudes, nous confortera dans nos croyances. Hop, nous pensons avoir accès au savoir et à l’objectivité alors qu’on ne fait que nous proposer le contenu que l’on veut voir, en fonction de notre culture, de nos proches, de notre profil social et de notre activité en ligne. N’oublions pas qu’en plus nous sommes là pour du loisir et non pour de l’amélioration personnelle, le cerveau n’a pas envie et n’est pas habitué à fournir un effort de compréhension ou d’acceptation d’idées qui lui seraient étrangères pendant le temps d’utilisation des plateformes. Nos réseaux sociaux ne sont pas faits pour nous sortir de la caverne de Platon, mais plutôt pour nous y projeter de jolies images, colorées et addictives, afin qu’on se cale confortablement contre le mur de pierres

“Si vous ne trouvez pas une info sur Google, vous vous dites que l’info n’existe pas. Et si vous ne la trouvez pas sur un autre moteur, vous vous dites que celui-ci fait mal son travail.”

Clément Le Bras — 


Bon, on comprend désormais mieux comment ça fonctionne. Mais est-ce si grave ? Potentiellement. En-dehors du fait que nous y perdons un peu de notre temps et de notre capacité d’attention et de volonté (mais d’autres l’ont dénoncé avant moi), il me semble qu’il y a là un risque de pensée unique. Nous avons le sentiment d’être présents sur des plateformes représentant le monde, et le monde est toujours le même, alors pourquoi le remettre en question ? Si nous prenons les contenus sans recul et sans sens critique, le risque de propagande pure et dure s’accroit, tout simplement : nous sommes plus manipulables. Cela peut aussi encourager des croyances qui ne devraient plus exister, par exemple s’agissant des combats contre le racisme, l’homophobie ou le sexisme, avec notamment des contenus genrés ou stéréotypés. C’est en grande partie ce qu’ont dénoncé certains anciens employés des très grandes entreprises de la tech, surtout chez Facebook et Amazon, en parlant de leur activité à posteriori : 

“Nous en sommes arrivés à une industrie de la persuasion à grande échelle, qui définit le comportement de milliards de gens chaque jour, et seulement quelques personnes ont leurs mains sur les leviers.”

– James Williams (ancien employé de Facebook) - 


Et puis nous perdons en richesse et en diversité de points de vue, parfois jusqu’à être incapable de parler avec des personnes qui seraient en désaccord, car dans une autre bulle d’information que nous. Tout simplement parce que ni l’un ni l’autre n’a eu même accès aux faits, aux traitements et aux analyses que celui d’en face manipule avec le plus grand naturel. Donc les débats prennent le risque de n’être que peu constructifs ou diversifiés, parce que les discours sont trop différents pour être complémentaires et les individus trop décidés pour pouvoir encore changer d’avis. Faites le test : si vous commencez à lire la presse d’un extrême politique, vous n’aurez plus que les informations passées sous ce prisme-là. Et avec ces informations leur angle, leurs faits, leurs sondages, leurs statistiques propres et les analyses qui en découlent. Comment alors croire rien qu’une toute petite partie de ce que dirait un partisan de l’extrême inverse ?

On nous vend une ouverture sur le monde par les réseaux, le lien social, l’accès à la connaissance totale au bout des doigts, la lumière du savoir et les actualités en immédiat. On a surtout des câlins quotidiens et des informations répétitives, parfois un brin abrutissantes, qui tournent en boucle et soit cachent soit annihilent totalement les autres par leur occupation de l’espace. On n’a plus ni le temps ni l’attention nécessaire pour découvrir d’autres angles de compréhension de la réalité.

Loin de moi l’idée de diaboliser les réseaux sociaux. Ils ont leurs trésors et leurs défaillances, comme toute invention, et j’ai envie de croire qu’ils sont surtout ce que l’on en fait. Par ailleurs l’Homme est un être d’habitude et nous ne pourrions pas envisager de nous surpasser en permanence, on perdrait tout le profit de cette diversité forcée pour se perdre dans un flot d’informations brutes, incohérentes et incompréhensibles. Mais la technologie peut aussi servir à dépasser nos limites, alors pourquoi ne nous amènerait-elle pas à sortir de notre zone de confort plutôt que de nous y enterrer ? Certes, c’est plus risqué, mais c’est quand même aussi plus intéressant. On devrait vendre moins de câlins, et plus de sauts à l’élastique. 

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