“ Le contraire du rire ce n’est pas le sérieux, c’est la réalité. ”
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
De tout temps, le rire a été une échappatoire à la vie morne. On a toujours ri pour se détacher de l’horreur de la réalité. Que faire d’autre face à un monde absurde, si ce n’est rire ?
Au commencement, les dieux grecs. Ils passent leur temps à rire, à se moquer de la misère des hommes, à boire. Ils sont immortels comme dieux, mais profondément humains dans leurs actes. Alors, ils sont l’explication que notre monde n’est pas si sérieux.
Les dieux grecs se chamaillent, ils se moquent, et jouent de la réalité. Le monde a une face cachée, il y a d’autres réalités qui expliquent d’où l’on vient, et qui, elles, laissent la part belle au rire, au comique.
Une autre époque, bien triste dans nos imaginaires : le Moyen-Âge. L’âge moyen, il ne s’y passe pas grand choses, les hommes ne sont pas encore très civilisés, et il est souvent qualifié par les historiens d’“ âge sombre ”. Pourtant, un personnage agite ses grelots dans toute cette noirceur : le bouffon. Le bouffon du roi est comique, il a sa place à la cour, aussi qualifié de fou, il incarne tout sauf le réel. Il est cette poche d’air frais, cette brise revigorante, cette échappatoire au réel. Il a comme unique fonction de divertir, le bouffon “ naturel ” est là parce qu’il est par sa constitution comique ; il est différent, alors il est drôle, et pour ça, il a sa place à la cour.
“ Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné. ”
Molière – Le Bourgeois gentilhomme (1670)
Le genre de la comédie prend naissance des centaines d’années avant Jésus-Christ, chez les Grecs, et aujourd’hui encore, jouit d’une place de choix, en placardant régulièrement de ses affiches nos rues. La comédie, tirée du culte de Dionysos, dieu des passions, refusant la triste réalité et vivant de luxure, plaisir, et folie, témoigne alors d’une volontée de s’abstraire du réel. Il s’agit de tourner notre monde en dérision, et d’oublier le fardeau qu’il peut être au quotidien.
Mieux vaut en rire qu’en pleurer.
Quelle est la place du rire aujourd’hui ? Centrale.
Savez-vous quel est le deuxième site le plus visité au monde ? YouTube.
Alors on y trouve de tout : du complot, du “ je mange bleu pendant 24 heures ”, des jeux-vidéos... mais surtout, une catégorie est à l’honneur : humour.
La réalité : des millions de gens qui chaque seconde, rigolent grâce à YouTube. Des milliards de vidéos comptant encore des milliards et des milliards de vues. Les chiffres sont abrutissants.
De nos jours, le rire est central dans notre société, et on ne compte plus les humoristes, les youtubeurs, les comiques en tout genre qui veulent faire rire. On ne compte plus non plus, les heures passées à nous injecter de l’humour quotidiennement sur YouTube ou consorts. Plus que jamais, on veut rire aujourd’hui et maintenant. Même, avec les humoristes, notre société aura inventé le concept de payer pour aller écouter des blagues, et rire. Tellement son rôle est important, on achète aujourd’hui l’humour, comme une précieuse ressource qui nous permettra d’oublier nos tracas du quotidien. C’est formidable ! Ça va mal ? Allez, vous reprendrez bien une petite blague ?
On en vient alors à parler d’industrie du rire, qui est devenu un véritable business... lucratif. Même les entreprises s’y mettent, et sont prêtes à faire fonctionner la planche à billet pour se payer un humoriste. Il est sûr que quand il s’agit de licencier des gens ou demander un effort aux salariés, la pilule passera toujours mieux avec une bonne petite blague. Dans l’émission L’enquête de secrets d’info du 11 mai 2018 sur France Inter, présentée par Anne Brunel, la chroniqueuse nous explique la place devenue centrale de l’humour pour les entreprises. Vous saurez alors comment font BNP Paribas, Vinci, ou Bouygues lors de restructurations ou conflits internes : ils font appel à Serge Gruzinski, humoriste et consultant en management. Grâce à son “ audit de crise ”, miracle, les problèmes s’envolent !
Aujourd’hui, notre monde moderne ne croit plus en rien, il semble désabusé face aux turbulences qu’il traverse quotidiennement. Alors, sur les réseaux sociaux, tout tourne à la dérision. Les groupes de “ neurchis ” sont légion sur Facebook, où leurs membres s’en donnent à cœur joie. Oubliez le politiquement correct qui règne à la télévision ou dans les médias traditionnels, sur Facebook, sur Twitter, l’heure est à la rigolade et à la dérision la plus totale. N’importe quel événement est instantanément détourné en “ memes ” qui font les tours des réseaux sociaux. Qu’il s’agisse de sujets graves ou non, tout y passe. Il suffit de voir l’extraordinaire inspiration qu’a suscité l’interview du fameux Jawad. Lui, qui après avoir hébergé les terroristes du Bataclan, avait déclaré au micro de BFM TV “ On m’a demandé de rendre service, j’ai rendu service monsieur ”. Face à cette stupidité, les memes ont envahi Twitter. Mieux vaut en rire qu’en pleurer. Dernièrement, la crainte d’une troisième guerre mondiale provoquée par les échauffourées entre États-Unis et Iran en Irak, a été à l’origine du hashtag #WWIII qui a très vite été en TT sur Twitter. Sous ce hashtag, les utilisateurs du réseau social à l’oiseau bleu ont surenchéri en blagues sur le déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale.
Notre monde postmoderne est désabusé. Il rit donc de tout. Rien n’est sérieux, tout est jeu. Le rire est donc à la fois partout et nulle part. Le rire est partout dans les théâtres, les salles de spectacles, sur Youtube, sur les réseaux sociaux, mais il est souvent peu compatible avec le costard-cravate ou le bleu de travail. Comme si un filtre “ anti-rire ” était appliqué à tous les employés qui entrent dans les immeubles vitrés ou les usines grises et mornes à travers la France et le monde.
Le rire est donc circonscrit, limité à un secteur ou à certains lieux dédiés. Le rire ne doit pas dépasser ses fonctions, sinon c’est la fin du sérieux économique et financier tant voulu par notre monde.
À travers l’histoire, le traitement accordé à la personne du fou représente bien la conception que nous nous faisons d’une société et de son sérieux. Le fou est celui qui rit de tout, même des situations tragiques. Le fou est celui qui ne sait pas être sérieux. Rire, certes, mais à trop rire, on en vient à vous considérer comme anormal.
Le fantasque personnage du Joker, ennemi juré de Batman, en est l’incarnation. Lui qui rit de tout, y compris des pires abominations. “ L’humour est subjectif ” lance-t-il sur le plateau de talk-show où Arthur Fleck – interprété par Joaquin Phœnix – est invité dans le dernier film Joker réalisé par Todd Phillips, avant de faire une dernière blague... qui en devient meurtrière.
Dans son Histoire de la folie, Michel Foucault cherche à retracer l’histoire du traitement des malades mentaux. Il remarque alors que le XVIIe, siècle de la raison, est aussi le siècle du “ grand renfermement ”. Avant lui, ceux que l’on considère par la suite comme des malades mentaux ne sont pas l’objet d’un traitement spécifique. Ils vivent dans la société comme tout un chacun. Certains sont néanmoins mis au bûcher par l’Eglise qui les considère comme “ possédés ”. Mais en 1656, la création de l’Hôpital Général par Louis XIV signe un basculement. À partir de ce moment, seront enfermés les mendiants, les malades mentaux, ou encore les invalides qui peuplent les rues de Paris. Désormais, le fou est exclu de la société. Foucault montre alors que c’est de ce renfermement – à des fins de contrôle de la population – qu’hérite l’institution médicale de la fin du XVIIIe et du XIXe qui fera de l’enfermement une pratique systématique. Les fous sont ainsi vus comme des “ malades ” qu’il faut soigner en les enfermant “ pour leur bien ”.
Si le rire est encadré, si on cherche à le maintenir dans un cocon, dans des cafés-théâtres, c’est qu’il a un pouvoir bien plus fort qu’on ne le pense. Riez et vous soulèverez des montagnes. Riez et vous renversez des dictatures, des monarchies.
De tout temps, le rire a été un instrument important de contre-pouvoir. Le rire châtie les mœurs comme on l’a dit précédemment. Le rire a un pouvoir destructeur. C’est le rire moqueur qui nous indique que nous nous comportons mal en société, que nous sortons du cadre commun. Pour Henri Bergson, l’intention est bonne, on châtie car on aime, et le rire permet de corriger nos défauts pour notre bien.
“ Ici, comme ailleurs, la nature a utilisé le mal en vue du bien. ”
Henri Bergson – Le Rire (1900)
Mais au niveau d’une société tout entière, du rire naît la subversion. On se moque d’un gouvernement dictatorial, on se moque de la symbolique et des rites parfois très lourds des monarchies... Partout, le rire s’est opposé aux puissants dès lors qu’il sortait des bouffonneries, de celui qui amusait la cour.
Dans le rire se retrouve le sentiment démocratique, on rit car personne n’est au-dessus du rire, et personne ne le mérite plus que ceux qui peuvent avoir tendance à se sentir au-dessus des lois. Comparer un président en exercice à un Flamby, mais voyons, vous n’y pensez pas !
Quoi de plus logique alors pour toute bonne dictature qui se respecte de bannir le rire ? Finie la moquerie à l’égard du parti ou de la famille au pouvoir, place au sérieux et à la discipline. Ne dit-on pas lorsque un nouveau chef arrive “ fini de rire ” ? Comme une promesse de lendemains plus gris, plus mornes, faits de peur et d’ordre.
En Chine par exemple, des internautes commençaient à comparer Xi Jinping au personnage Winnie l’ourson, mais cela n’a guère plu au régime. Dès lors, ce sympathique personnage (nous parlons ici de l’ours bien entendu) a été censuré de tous les réseaux chinois, et sa reproduction interdite. Dès qu’un internaute tente de poster le nom “ Winnie l’ourson ”, son image ou un gif sur les réseaux sociaux chinois, un message apparaît : “ contenu illégal ”. Cette histoire – certes grotesque – peut nous rappeler une anecdote historique survenue dans notre bel hexagone. Jadis, Louis XVI, alors que l’agitation révolutionnaire se faisait de plus en plus pressante, était comparé par les caricaturistes à une poire à cause de la forme de son image. Face à cette moquerie devenue insupportable, la comparaison a dans un premier temps été rendue illégale par l’autorité monarchique. Face à cette interdiction de représenter le roi en poire, les caricaturistes sont alors allés plus loin en se contentant uniquement de représenter une poire, sans artifice... Mais tout le monde savait très bien à qui ce fruit d’hiver faisait référence. Un monarque de droit divin ne pouvait alors pas se ridiculiser davantage en interdisant la représentation d’un fruit si courant que la poire... le rire avait gagné.
Par le rire apparaît le ridicule du pouvoir dictatorial qui interdit Winnie l’ourson ou les poires...
Dans son ouvrage Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes, Srdja Popovic, apôtre de la non-violence et qui a fait tomber le dictateur serbe Milosevic en son temps, part d’un principe : à l’ère d’internet, pour lancer un mouvement de masse, l’humour est une arme de choix. Lorsqu’il fonde Otpor, mouvement de contestation à Milosevic, en 1998, il se lance alors dans une résistance non-violente et surtout virale en faisant de l’humour son cheval de bataille. La révolution de velours qu’il a permise, est considérée comme la première fondée sur l’utilisation du téléphone portable. Comment condamner quelqu’un ou un groupe pour avoir fait une blague ? La question devient difficile pour des dictatures qui s’attachent toujours à montrer les opposants comme des groupuscules violents. De même, se montrer d’une grande violence face à des citoyens utilisant l’humour ne peut mener qu’à la décrédibilisation du gouvernement.
“ Mais si l’humour est un outil aussi populaire dans l’arsenal des activistes modernes, c’est pour une excellente raison : il est efficace. D’abord, il brise la peur et fait renaître la confiance. Ensuite, il ajoute le facteur « cool et sympa » si précieux pour attirer de nouveaux membres. Enfin, l’humour peut pousser votre opposant à des réactions maladroites. ”
Srdja Popovic – Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes (2015)
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