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« Make the most of your life », nouvelle servitude volontaire ?

Par Adrien Tallent, César Lacombe - 10 février 2020
Illustration par Anaïs Lacombe

Cet article est issu de notre Numéro 5 « Make the most of your life », nouvelle servitude volontaire ?
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Confortablements avachis dans nos démocraties occidentales, est-il imaginable, que demain, nous nous accommodions d’une dictature ?

En 1963, dans son ouvrage Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, Hannah Arendt nous posait la question suivante : comment un être humain peut-il être capable de telles atrocités ? Le régime totalitaire dictatorial nazi a fait commettre à des hommes les pires immondicités imaginables, et l’analyse de ce dernier lui aura permis de développer le concept de “banalité du mal”. D’une façon routinière, laborale, des êtres humains oublient leur sens moral, et deviennent capables de perpétrer quotidiennement des actes parmis les plus immoraux qui soient. Pourtant, en observant Eichmann durant son procès à Jérusalem, alors que l’on pourrait s’attendre à voir l’incarnation du diable, Hannah Arendt réalise qu’il ressemble en fin de compte plutôt à un petit fonctionnaire.

“ Sans les masses, le chef n’existe pas 

Hannah Arendt – Les Origines du totalitarisme (1951)


Ainsi, ce régime dictatorial aura lentement érodé l’humanité de ses citoyens, leur aura fait perpétrer ces horreurs, et aura créé les conditions de cette “banalité du mal”.

Mais demain, est-ce que vous aussi, vous pourriez en-être les acteurs ?
DICTATURES

Comment un parti unique peut-il dominer près d’un milliard et demi d’habitants ? Comment les dictateurs et dictatures ont-elles tenues à travers l’histoire alors qu’un homme ou un parti peuvent sembler bien faibles face à des millions de citoyens ?

“ Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. ”

Étienne de la Boétie – Discours de la servitude volontaire (1576)


Dans son ouvrage, Étienne de la Boétie s’étonne de voir à son époque tant de millions d’hommes et de femmes se laissant malmener, vivant sous le joug d’un tyran. Partant de cet étonnement et ce questionnement, il en vient à théoriser l’idée de “servitude volontaire”. Pour beaucoup, le pouvoir d’un tyran repose sur le peuple lui-même. Ce maître qui “n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes” ne tient que grâce au peuple qui lui donne les moyens de sa propre servitude.

Les mains qui frappent le peuple ne sont que les mains du peuple lui-même. Les yeux qui surveillent le peuple ne sont que les yeux du peuple lui-même. Un homme ou un parti, seul, ne pourrait contenir une révolution vers la démocratie ni contrôler l’en- semble des habitants d’un pays tout entier.

La société dictatoriale tient par sa hiérarchie : “quatre ou cinq hommes” permettent au tyran de dominer tout le reste de la société. Ces hommes contrôlent 500 hommes qui eux-mêmes en contrôlent 5 000 et ainsi de suite. Pris dans une telle société, l’homme en oubli son individualité, sa particularité essentielle et s’en tient à ce qu’il a toujours connu : vivre sous le joug d’un tyran. L’habitude ne le pousse pas à se révolter, et son sentiment d’appartenance à une société l’incite à tout faire pour la défendre telle qu’il l’a connait et l’a toujours connu : une société rassurante.

“ Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. ”

Étienne de la Boétie – Discours de la servitude volontaire (1576)


Pris dans un état de servitude qu’il provoque, alimente, perfectionne lui-même, l’homme en oubli son essence d’homme libre et se met des barrières qui servent de fondation aux régimes autoritaires en tous genres.

RELIGIONS

Décidé à se mettre dans une position de servitude de son plein gré, l’homme a alors eu une idée : le dogme religieux. La religion peut être étudiée en tant qu’outil de servitude. Le philosophe allemand Ludwig Feuerbach, disciple de Hegel, en a fait son chemin de croix (sans mauvais jeu de mot). Pour lui, la religion n’est qu’une création de l’esprit humain et en cela est critiquable. L’homme se soumet à une idole qu’il a lui-même créée.

Le poids des dogmes religieux est lourd à porter, les interdictions sont nombreuses, les rites sont légions. Les fidèles se pressent dans les lieux de culte écouter les paroles d’un homme de religion qui leur délivrera la sainte parole, leur dira qu’il ne faut pas manger tel ou tel aliment, qu’il ne faut pas être homosexuel, que l’avortement est à proscrire, ou que les fidèles des autres religions vivent dans le mensonge. À quoi bon ? Si l’argument de sup- porter la dureté de la vie et donner un sens à ce qui semble ne pas en avoir peut tenir la route, pourquoi

l’accompagner d’une position de servitude ? “Je suis votre serviteur”. Cette phrase adressée au Dieu par un croyant est lourde de sens et démontre l’état volontaire dans lequel l’Homme se met lorsqu’il se dit religieux.

On nous fait miroiter le salut de notre âme afin de mieux contrôler les corps en nous donnant une hygiène de vie et de pensée drastique. Car ce sont bien les corps que la religion contrôle. Et les corps s’auto-contrôlent. La promesse du salut permet de supporter la vie ici-bas et de ne pas se révolter contre elle puisque le paradis est au bout du chemin. Auto-asservissement.

“ La religion est l’opium du peuple ”

Karl Marx – Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843)


Marx, pour qui la religion est un “ bonheur illusoire”, démontre alors que la religion est un outil d’asservissement du peuple. En promettant le salut, elle diffère la révolte des masses qui se murent dans une servitude volontaire.
Mais “Dieu est mort” (Nietzsche). Dans nos sociétés occidentales, la religion n’a plus sa prégnance d’antan. La servitude volontaire mourra-t-elle avec elle ? Rien n’est moins sûr. L’injonction à vivre une vie intense vient prendre le relai. Les “gourous” ne sont plus les hommes en soutanes, mais les chantres du monde des start-up et du “self-management”.
MAKE THE MOST OF YOUR LIFE

Tristan Garcia développe dans son ouvrage La Vie intense, une pensée de l’éthique qui guide notre société moderne selon lui : l’intensité. Désormais, il ne s’agit plus d’envoyer notre âme au paradis lorsque l’on passera l’arme à gauche, mais il s’agit de vivre à fond cette vie-là. Notre monde contemporain aura synthétisé cette pensée dans le “make the most of your life” – anglicisme oblige. Mais qui n’en rêverait pas ? Après tout, nous n’avons que quelques dizaines d’années à vivre, alors autant en profiter.

Ce motto qui guide tant de gens, cette éthique de vie qui se répand dans le monde comme un feu de forêt, nous impose pourtant une discipline de fer. Ce n’est pas si simple d’être la meilleure version de nous même. Ce n’est pas si simple de refuser les excès de la vie.

La résultante en est que nous devenons nos propres patrons. Après être tous devenus des entreprises (voir notre Numéro 4 – Nous sommes tous des entreprises), nous avons inventé toutes sortes de dispositifs pour les gérer, ces entreprises. Nous devenons alors tous des schizophrènes 2.0, et se mettent à cohabiter en nous le patron, le salarié tir-au-flanc, le chief happiness officer... afin de nous imposer tout un tas de contraintes plus ou moins restrictives. La meilleure version de moi-même m’enjoint alors à arrêter de me coucher trop tard, de boire trop, de larver dans mon canapé, d’aller au McDo, de flâner au bureau... Pour être meilleurs, nous devons maximiser notre productivité, “make the most of my life” m’incombe de faire plus, pour être sûrs que je ne passe pas à côté de quelque chose, à côté d’une vie qui serait meilleure que celle que je m’apprêtais à vivre.

Mais au fond, quelle est cette meilleure version ? Diable, pourquoi devrions-nous nous imposer une vie pleine de contraintes au lieu de nous laisser aller ?

On veut ressembler à ce modèle vu sur les réseaux sociaux ; on veut ressembler à ce chef d’entreprise à succès ; on veut ressembler à cet artiste à qui tout réussit, alors on arrête de se laisser aller, et on prend notre vie en main. Mais ces idoles qui nous font tant fantasmer ne sont que des images, des icônes, seulement là pour remplacer les icônes religieuses qu’on a jadis brûlées. Ce ne sont que des visions lissées d’humains, sans aucun reliefs, mis en scène, retouchés. Elles construisent un storytelling sur leur vie, nous séduisent et nous vendent ce qu’elles sont devenues. Paroxysme de l’humain-entreprise moderne, ces icônes deviennent nos gourous. Alors après avoir été iconoclastes pour nous extirper de la religion, devenons néo-iconoclastes, et tournons la page de cette néo-servitude.

NÉO-SERVITUDE

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de néo-servitude. Ce n’est plus un tyran qui nous prive de notre liberté, mais c’est bien nous-même, qui nous privons individuellement de notre liberté. Dans un monde où l’individualisme est roi, quoi de mieux que de faire naître une idée pour faire régner l’ordre, quoi de mieux que d’inventer de nouvelles icônes pour imposer un système ?

Car comment devenir meilleurs ? En nous imposant des habitudes. Toutes les méthodes de productivité, les applications qui nous promettent de devenir celui que l’on a toujours rêvé d’être, les speakers qui nous expliquent dans une vidéo TED inspirante la méthode miraculeuse pour réaliser nos rêves se basent tous sur des habitudes.

On doit prendre les bonnes habitudes. Mais bonnes pour qui ? Qui juge le bien et le mal ? Est-ce moi, ou est-ce la société ?

Étienne de la Boétie développe dans son Discours de la servitude volontaire le puissant mécanisme qui nous permet d’entrer en servitude, et qui nous permet de sacrifier notre liberté sur le billot : l’habitude. Drôle de coïncidence, que l’habitude, décrite par Étienne de la Boétie comme étant le mécanisme utilisé par les tyrans pour asseoir leur pouvoir, soit aussi miraculeusement, le mécanisme que nous devons utiliser pour devenir ce nouveau super-moi.

“Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude.”

Étienne de la Boétie – Discours de la servitude volontaire (1576)


Ma servitude commence là où finit ma liberté. Voilà ce qui résume bien ce qui se passe. Je dois devenir meilleur que quoi en fin de compte ? Meilleur que qui ? Meilleur pour qui ?

Là est la vraie question, celle de se demander pour- quoi je fais les choses. Qui juge du mieux ?

Dans un monde où pour réussir je dois être le meilleur ; dans un monde où l’on est tous en concurrence les uns contre les autres ; dans un monde où l’état de guerre de tous contre tous, imaginé par Hobbes, ne se révèle pas être notre état de nature mais notre état de société ; dans un monde où l’égoïsme devient une vertue, alors oui, je dois être le meilleur.

Mais est-ce le monde dans lequel je veux vivre ?

Et surtout, est-ce que je souhaite que ce monde me dicte comment je dois vivre ?

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