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Non, l'authentique ne se décrète pas

Par Gauthier Simon - 20 juin 2019

Le retour en grâce du jambon-beurre, les « cantines » et les « comptoirs » qui (re)poussent comme des champignons, et la très louable obsession du localisme…. Autant de signes d’une quête d’authenticité menée à l’ère de la métropolisation globalisante et standardisante. Paris est sûrement l’exemple paroxysmique d’une recherche de concret et d’authenticité face à une disneylandisation croissante provoquée par un tourisme de masse affranchi de toute forme de régulation. Mais après la standardisation de nos lieux et modes de vie, poussée par la globalisation économique puis culturelle, un retour en arrière est-il possible ?

Chercher le vrai dans un ensemble devenu faux est paradoxal. Telle est la thèse de Jean-Laurent Cassely dans son ouvrage No Fake, qui se présente comme une contre-histoire de notre quête d’authenticité. A partir du concept d’ « exonostalgie » (David Berliner), l’auteur forge l’expression « hyper-France » qui désigne la (re)mise en valeur récente de pratiques alimentaires comme le jambon-beurre, ou bien de loisirs comme la pétanque. Bien souvent des ersatz… Face à une France périphérique déclassée, un pan de la France des métropoles souhaiterait revenir à une certaine époque. Sûrement en réaction aux Trente glorieuses qui ont été marquées par la domination du fonctionnalisme et de l’utilitarisme sur l’esthétique. Un demi-siècle plus tard, les grands ensembles, les pavillons et les grandes surfaces sont voués aux gémonies par les citadins aisés en quête d’authenticité. Comme pour le Saint Graal, ils la cherchent tous, et le monde n'aura de paix qu'après sa découverte, mais, paradoxalement, c'est à celui qui ne la cherchait pas qu'il sera donné de la trouver.

“Les temps difficiles suscitent un désir instinctif d'authenticité.”

– Coco Chanel - 


Quels que soient les moyens, l’authenticité ne se décrète pas, ne s’achète pas. Pour sortir d’une grille d’analyse globale, l’exemple, anodin au premier abord, du retour du polaroid est probant. C’est ce que Cassely appelle la « gentrification du passé ». A l’échelle d’un quartier, cela peut être la reconquête de son esprit et de son historicité. Car selon l’essayiste, le « hipsterisme » ne serait qu’« un nouveau genre d’identité malheureuse des populations jeunes, urbaines et branchées, masquant sous le détachement ironique devenu comme une seconde peau le malaise identitaire, la nostalgie culturelle, le refuge dans le passé ». Face à la générisation de son existence, il y aurait une forme de réaction dans le comportement du hipster. Après s’être désencastré des sphères culturelles et nationales, l’individu des métropoles souhaiterait se ré-encastrer dans une identité locale. Sa région, sa ville, son quartier… Parfois contre vents et marées. Alors que la générisation standardisante des années 70-80 s’assumait pleinement, la générisation de l’authentique est honteuse car elle marque une forme de regret, de retour en arrière. Gare à l’Eurydice En Marche qui serait tenté de se retourner pour vérifier si Orphée est toujours là… 

“Chez Lebon, un sandwich jambon-beurre complètement dingue.”

Télérama — 


Il s’agit de regarder ce qui se faisait avant mais également ce qui se faisait dans les autres classes sociales. Dans un souci de réappropriation de l’identité populaire de sa ville, le « anywhere » (David Goodhart), citoyen urbain et instruit gagnant de la mondialisation, est souvent pris dans la mode de consommer des denrées alimentaires simples à des prix élevés. C’est le cas du jambon-beurre cité au début de l’article. Autrefois le produit des classes employées et ouvrières - désormais des « somewhere » périurbains et au niveau d’éducation relativement plus bas, il est devenu le produit phare « instagramable » des touristes américains en pantacourt ou en legging et… des Parisiens.

Alors comment lier la globalisation américanisante des dernières décennies et la refrancisation en vogue ? L’enseigne « Big Fernand » a trouvé la parade en transformant le « hamburger » stigmatisé, car associé à la malbouffe, en « hamburgé », plus fin et constitué de produits « circuits-courts ». Au nom de l’uberisation (même de la Ligue 1, future « Ligue 1 Uber Eats »…), le « hamburgé » peut être livré à domicile, au nez et à la barbe de la tradition française des repas de bistrot. Voici la tête américaine du Janus « Big Fernand » dont la deuxième tête, française, est incarnée par des serveurs à la moustache « troisième rep » d’un Léon Blum, d’un Alexandre Millerand ou d’un Philippe Pétain. La dénomination des « hamburgés » illustre à merveille les évolutions de la sociologie des prénoms récemment décrites par Jérôme Fourquet dans L’Archipel français. Alors que les classes moyennes périurbaines et rurales américanisées appellent leur progéniture du nom de leur acteur préféré de série B, les classes supérieures urbaines préfèrent un nom plus original, parfois proche de celui d’un « hamburgé », permettant ainsi de gagner au scrabble et de perpétuer l’individualisation des prénoms, tous plus originaux les uns que les autres.

A cet égard, « Big Fernand » sent la « fiction postfrançaise » à plein nez ; ce qui suscite parfois le rire, voire la gêne, lorsqu’un « Fernand de salle » vous apporte un « Paulin » ou un « Bartholomé ». Ironie de l’histoire, l’auteur de No Fake, « Jean-Laurent », pourrait presque avoir un « hamburgé » à son nom, alors même qu’il s’obstine à pourfendre ce que représente « Big Fernand ». En fait, non mais passons. Si l’on peut reconnaître le second degré taquin et la réussite des « hamburgés » de « Big Fernand », un autre exemple semble illustrer à merveille le « plus c’est gros, plus ça passe » de Chirac : le très récent « Bistro des Champs », situé sur la galerie commerciale à ciel ouvert que sont devenus les Champs-Elysées. L’enseigne se décrit ainsi : « nappes à carreaux, bar ancien … le décor rétro fait du Bistro des Champs un lieu charmant et populaire (sic). On s’y retrouve entre collègues, entre amis ou en famille, à toute heure de la journée, pour passer un moment de détente en toute simplicité (sic). Côté cuisine, le restaurant vous propose une cuisine typique de bistro : soupe à l’oignon gratinée, terrine de campagne, poireaux vinaigrette, tartare de bœuf, riz au lait, crème brûlée … ». Après avoir supprimé les contre-allées afin de faciliter le bond de magasin en magasin, l’implantation d’un « bistrot populaire » (en attendant de voir les prix des plats, et au passage leur qualité) semble relever moins de la muséification, que l’on retrouve malheureusement dans la plupart des villes touristiques, que d’un mélange des genres ridicule sur une avenue historiquement considérée comme le haut-lieu de la vie élégante parisienne. On en vient presque à regretter la muséification…

“Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes.”

— Bossuet — 


La muséification est utile à des fins cinématographiques, donc souvent économiques. A ce titre, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain est une projection de fantasmes autour d’un Paris populaire de bistrots et de petits commerçants. Récemment, son réalisateur Jean-Pierre Jeunet a écarté la possibilité d’un second opus. Selon lui, « Paris est devenu hideux ». Soit. Mais son Amélie Poulain évolue dans une représentation de Paris empreinte d’ « exonostalgie ». De ce fait, il a sûrement contribué à accélérer la disneylandisation de Montmartre, qu’il dénonce implicitement par son refus. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » nous rappelle Bossuet. A bon entendeur. A l’instar de Vincent Lambert, le contenant populaire de Montmartre survit encore artificiellement, mais le contenu populaire ne vit plus. La disparition du contenu provoque une perte de sens du contenant. Malgré sa fantaisie, son rêve et son euphorie, le Fabuleux destin d’Amélie Poulain est, malgré lui, une parfaite porte d’entrée pour une analyse sociologique de la « gentrification du passé » que décrit Cassely. Parfois à l’origine de l’ « authentoc », la gentrification consiste en une réhabilitation symbolique des espaces des quartiers populaires, après avoir évincée ses anciens habitants et la conscience de classe qui les reliait. Prenons l’exemple de l’impression de sociabilité de quartier habitants-commerçants de ceux que les sociologues nomment les « gentrifieurs ». Ici, l’« effet-paysage » (Patrick Simon) et la fascination pour l’altérité culturelle (postmodernité) se substituent à un rapport de classe (modernité). Face à la concurrence des grandes surfaces et à la disparition des enseignes de proximité, les seuls « petits commerces » en capacité de résister sont des niches. Bio, luxe, produits exotiques ou boucheries halal… La récupération de l’identité populaire et cosmopolite par les « authentocistes » s’inscrit dans une stratégie de distinction par rapport à la bourgeoisie traditionnelle, tancée par son élitisme et son exclusivité sociale, mais surtout vis-à-vis de la petite bourgeoisie périurbaine du tertiaire, trop conformiste. Les dominés méprisés peuvent cependant se rire de l’ « authentoc » dont fait preuve le dominant méprisant. 

“Il est plus facile de détruire que de construire.”

– Alphonse Lamartine - 


Cette réflexion autour de l’ « authentoc » nous amène à repenser notre rapport au mouvement. Les « Trente génériques » ont été l’avènement d’une standardisation de l’habitat digne de l’URSS, qui s’inscrivait dans une économie du déplacement entre travail et loisirs. En accordant la primauté à la rationalité architecturale et à la fonctionnalité, nous avons donné un ton inhumain à nos espaces urbains, car le « logement » a remplacé la « demeure », qui répondait au « besoin vital de l’âme humaine » qu’est l’enracinement (Simone Weil). Aujourd’hui dépassés par le technicisme et l’économisme, nous avons de moins en moins prise sur le mouvement et la direction, si tant est qu’il y en est une, que nous souhaitons lui donner. Les retombées de nos actions doivent être connues, qu’elles concernent nos modes vies et ses réalités invisibles ou bien plus concrètement notre planète car les contemporains ont un « principe de responsabilité » (Marc Bloch). Nous ne sommes pas pleinement souverains de nos modes de vie car nous sommes à la fois héritiers et passeurs de quelque chose qui a parfois mis des centaines d’années à se dessiner. Détruire est plus facile que construire. Enfant, il est plus amusant de démolir un château de sable que de passer des heures à l’élaborer. Mais n’est-ce pas également vrai à l’âge adulte ? Jamais l’Homme n’a eu de telles capacités techniques, et donc de destruction (bombe atomique). Une fois que certains changements ont lieu, il est très difficile, voire impossible, de revenir en arrière à cause d’un « effet cliquet ».

Alors que faire ? Le discernement et la conscientisation permettent de dépasser l’optimisme béni-oui-oui qui devient « bien souvent une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui. » (Bernanos). L’ « identité malheureuse », qu’elle soit pleinement assumée, par Alain Finkielkraut, ou refoulée, le cas de « Big Fernand », atteste de l’impossibilité du retour pur et simple en arrière. Mais le problème n’est peut-être pas là où on le pense. Comme l’écrit Peter Sloterdjik, à force de penser la modernité comme une rupture avec le passé, elle est devenue un divorce avec l’avenir. Dans nos entreprises de transformation, l’obsession de la table rase, par un désir de supériorité par rapport à un passé incapable de se défendre, a débouché sur un manque de réflexion quant aux conséquences de nos actions. La rupture pour la rupture. Mais de toute façon ne serons-nous pas morts lorsque nos descendants viendront nous reprocher nos changements ? C’est le serpent qui se mord la queue. La solution ? Penser nos modes de vie et les modifications que nous souhaitons y apporter en ayant en tête une « éthique du futur » (Hans Jonas).

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