« Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine » affirmait mi-septembre Emmanuel Macron devant un parterre d’entrepreneurs, poursuivant par une litote que « la France va prendre le tournant de la 5G parce que c’est le tournant de l’innovation ». Marche ou crève. « Abandonner la course c’est mourir » nous rappelle Hobbes

On connaît déjà la fin de l’histoire : le sempiternel « il faut s’adapter », titre d’un ouvrage de Barbara Stiegler (« Il faut s'adapter » : Sur un nouvel impératif politique, 2019). L’agrégée de philosophie y décrit que la politique serait moins un affrontement entre conservateurs et progressistes sur les alternatives politiques à choisir, qu’un phénomène de consentement contraint, ou de résistance vaine, aux transformations imposées par le néolibéralisme. Quant aux origines de ce dernier, elles ne remontent pas aux années 80, comme on a l’habitude de l’entendre ou de lire, mais dans le débat politique étasunien à la suite de la crise de 1929, qui signe l’échec du libéralisme traditionnel de l’autorégulation du marché.


Comparaison peut-être capillotractée ou étonnante : les positions qu’elle prend sont en étroite résonance avec celles d’un autre agrégé de philosophie, François-Xavier Bellamy, pourtant de l’autre rive politique, dans « Demeure : pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel » (2018). Dans une modernité contestée, les deux « héritiers » bourdieusiens (Barbara Stiegler est la fille du philosophe Bernard Stiegler et François-Xavier Bellamy est le fils d’une enseignante de français), y vont de leur diagnostic et de leur traitement.

UNE OPPOSITION A CE QU’INCARNE MACRON, SANS REPRENDRE LES PONCIFS DE LEURS CAMPS RESPECTIFS 

Barbara Stiegler a un positionnement intellectuel quelque peu à rebours des thèmes les plus débattus aujourd’hui dans une gauche désormais très « Terra Nova » (stratégie électorale suggérée au PS en 2012 pour acter le passage d’un vote ouvrier à un vote plus jeune, composé de descendants de l’immigration et autres minorités). Le nouvel agenda politique de celle-ci reprend bien souvent, selon Pascal Bruckner dans son dernier ouvrage « Un coupable presque parfait », le triptyque importé des États-Unis : genre, identité et race. L’approche de Barbara Stiegler est rafraîchissante. Un pas de côté dans les joutes intellectuelles sclérosées par des débats entre identitaristes de gauche et de droite. Sa réflexion démêle la pensée néolibérale pour revenir à ses origines évolutionnistes, c’est-à-dire le lexique biologique de l’adaptation de l’être humain à son environnement. Ce maître-mot de l’adaptation est encore plus opérant dans la crise de la/du Covid (entourer votre bonne réponse) que nous traversons. La marche de la mondialisation ne peut être aucunement ralentie. Il faut rester dans la course, « quoiqu’il en coûte » finalement. Selon la philosophe, « toute situation nouvelle reconduit toujours au fond le même cadre : celui de la compétition », que cela soit au moyen du numérique ou du télétravail. « Il s’agit toujours de s’adapter sans discuter à la mondialisation, même si on constate qu’elle détruit nos vies » dit-t-elle dans un article de Marianne.

De son côté, François-Xavier Bellamy s’est notoirement opposé à Emmanuel Macron lorsque ce dernier « a invité les catholiques à s'engager en politique pour défendre leurs valeurs » dans un discours aux représentants de l’Église en avril 2018. Catholique assumé, mais pas revendiqué, le jeune philosophe est attaché à une agora qui ne serait pas le lieu d’un affrontement stérile entre des convictions particulières et religieuses sans socle commun. Cela ne l’empêche pas toutefois, lorsque vient le temps du débat, de s’opposer au projet de loi bioéthique. Au nom d’une raison (et non d’un dogme), influencée par une foi catholique. Nuance ténue certes, mais nuance tout de même. Car contrairement à plusieurs cadres de sa famille politique engagés contre le mariage pour tous en 2013, le Versaillais participe à la manifestation anti-PMA de 2019. Son éthique de conviction de philosophe rencontre son éthique de responsabilité d’homme politique. Son conservatisme est constant. Il n’est pas non plus celui de François Fillon, conservateur sur les questions sociétales mais libéral sur les questions économiques. François-Xavier Bellamy n’a pas de jambe de bois. Il se tient sur deux jambes. « Ce qui compte, ce n'est pas de faire toujours plus et toujours plus vite, comme le dit Emmanuel Macron, mais d'aller dans la bonne direction. » rétorque le philosophe au techno. À l’instar de Barbara Stiegler, il défend moins une approbation ou une opposition à la direction actuelle, que la possibilité de proposer un vrai choix libre aux citoyens.  

La capacité d’offrir une telle promesse démocratique est le cœur de la réflexion de leurs ouvrages respectifs.

LA PHILO CONTRE LA TECHNO NEOLIBERALE

Dans « Il faut s’adapter », Barbara Stiegler se donne pour but de « comprendre d’où vient ce sentiment diffus d’un retard généralisé » en expliquant « cette colonisation progressive du champ économique, social et politique par ce lexique biologique de l’évolution ». Spécialiste des rapports à la biologie et au corps, elle met en avant l’« hétérochronie ». Ce concept provient des sources évolutionnistes du néolibéralisme pour lequel l’organisme de l’être-humain est en retard par rapport aux exigences de son environnement. Il doit apprendre, coûte que coûte, à vivre dans ce dernier et s’adapter grâce à des politiques publiques menées par des experts.


L’autrice nous plonge à la sortie du cataclysme économique de 29, dans la rivalité intellectuelle étasunienne entre Dewey, prônant l’« intelligence collective », et Lippmann, partisan d’un renouvellement du libéralisme classique, mis en branle par la crise. Le second part du principe que la mobilité du travail humain produite par l’adaptabilité ne pourra jamais se mettre à la hauteur de l’hypermobilité du capital. De ce constat découle un « nouvel âge de la biopolitique fondé non plus sur la confiance en une bonne nature, mais sur le constat d’une défiance radicale de l’espèce humaine ». En ce qui concerne la transposition politique de cette théorie néodarwiniste, Lippmann ne comprend la démocratie que comme une technique politique de fabrication du consentement des masses, puisque la direction est déjà connue et préalablement fixée par les experts, moins déficients que les citoyens lambda. Dans sa rhétorique, ce néolibéralisme dépossède tous les opposants « progressistes » du capitalisme de la rhétorique du progrès, réduisant toute forme de résistance au camp du déclin.   


Dans Demeure, François-Xavier Bellamy fait voyager encore plus loin son lecteur. Au VIᵉ siècle av. J.-C, dans un débat philosophique entre le « camp de l'être », représenté par Parménide, et les « partisans du flux », qui affirment, avec Héraclite, que la vie est du côté de la mobilité et du changement permanent. Les partisans du second auraient, selon lui, gagné aujourd’hui : « la modernité a accompli son œuvre critique : elle a, littéralement, mis en crise tout ce qui pouvait nous conduire à croire encore en une finalité, une finalité définitive vers laquelle avancer ». Une révolution se serait produite. D’un sophisme « naturaliste », donnant une légitimité absolue à l’état des choses, à un sophisme « antinaturaliste », soit une confiance aveugle en l’avenir affirmant « de manière opposée que ce qui existe doit être remplacé ». Politiquement, cette très machiavélique « injonction de s’adapter au flux » implique qu’ « il n’est plus nécessaire de parlementer indéfiniment pour savoir si une politique est bonne ou mauvaise, il faut seulement savoir si elle est efficace ou non ». Comme chez Lippmann, le désaccord et le débat idéologique sont balayés d’un revers de main par le critère ultime de l’efficacité. La frustration engendrée par le rétrécissement de l’espace politique expliquerait la « radicalisation des conflits ». Sa solution ? Loin de se résoudre à une passion de l’immobilité, le philosophe nous encourage à exercer notre capacité de discernement en se fondant sur notre « principe de responsabilité » (Hans Jonas) : #5G.  

DE LA PHILOSOPHIE A L’ENGAGEMENT POLITIQUE 

Rares sont les intellectuels qui prennent le risque de descendre dans l’arène politique, de peur de perdre leur précieuse étiquette, aussi noble que protectrice.

« Il faut s’adapter » est publié à l’aube du début de la mobilisation des Gilets jaunes fin 2018. La philosophe est bien ancrée dans l’un de ses terrains intellectuels que sont les Gilets jaunes, dont elle a suivi de très près les mobilisations. Elle n’a pu que constater la faible traduction politique du mouvement social aux élections européennes de mai 2019, tout au long desquelles la liste gouvernementale n’a fait que reprendre le clivage irréconciliable entre « progressisme » et « populisme », rouage essentiel de la rhétorique politique néolibérale. La crise de représentativité ne serait, pour elle, que la conséquence du néolibéralisme, qu’elle auto-entretient par un fatalisme politique favorable aux néolibéraux.   

Presque un notable de parti par rapport à Barbara Stiegler, François-Xavier Bellamy incarne néanmoins une nouvelle génération chez LR, dans un parti intellectuellement à l’arrêt et enfermé dans une vision gestionnaire. Ce qu’il doit sans doute abhorrer au vu de ce qu’on peut lire dans Demeure : « l’extension indéfinie du domaine du marché devient, sous le nom de « croissance », le but premier de l’activité politique, celui à partir duquel on évaluera la réussite de nos dirigeants ». Opposant au libre-échange comme fin en soi, il accompagne vers la sortie une part de l’électorat de droite, obnubilé par sa feuille d’impôt, « quoiqu’il en coûte » sur les questions sociétales.    

Pouvant être étiquetés d’« imbéciles tristes » dans leurs réticences respectives à une certaine idée du « progrès », les deux philosophes peuvent certainement se targuer ne pas être des « imbéciles heureux », dont l’optimisme serait un nihilisme. Sur les modalités du débat de la 5G, chacun poserait la notion de progrès non pas comme un fait (innovation), mais comme un discernement collectif, dont chacun serait responsable. Si l’une est de gauche et l’autre est de droite, leurs réflexions tournent autour de l’idée de la nécessité de limite, de repères et de finalité dans le débat politique.  

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