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Moïse dit à Dieu : « Qui suis-je, moi pour aller trouver Macron et pour faire sortir les Parisiens de Paris ? » (Exode 3.11)

Par Gauthier Simon - 30 mars 2020

C’était il y a à peine deux semaines. Mais que le temps passe lentement depuis ; l’ennui perce progressivement l’exceptionnalité du moment, marquée par une série d’allocutions du couple exécutif sans précédent. Le Président ouvre le bal le jeudi 12 mars, son Premier ministre, « collaborateur » diront certains, entre en piste en exhortant à son tour les Français à « diminuer leurs déplacements » pour endiguer, du moins ralentir, la propagation du coronavirus. Branle-bas de combat, la crainte d’un confinement pointe le bout de son nez. Chacun y va de sa « source » dans les arcanes de l’État. Mais personne n’est dupe, on n’y échappera pas. Le virus vaincra le déni. 

Un voyage au bout d’une longue nuit se profile. Apeurés, inquiétés à l’idée d’être reclus plusieurs semaines, voire plusieurs mois, chacun se prépare. « Comme on habite à Stalingrad, un quartier qui abrite une population de drogués et de SDF, on s’est dit qu’il nous faudrait pouvoir prendre l’air: on va se confiner en Bretagne dans la maison de mes beaux-parents - qui eux seront en Normandie. C’est un petit village isolé, où on peut aller à la mer à pied…» confie une « Bénédicte » pour le Figaro. Si Céline écrivait que « l’histoire ne repasse pas les plats », la période actuelle met la puce à l’oreille. 

Fuir est une tradition bourgeoise. Tout humain normalement constitué souhaite passer son confinement sur la côte, avec si possible un jardin. « Un vieux modèle de protection de l’aristocratie » rappelle Jean Viard, surpris que l’on soit surpris par cet exode de classe précipité, avant de continuer « en 1939, nombre de bourgeois se sont achetés des demeures à la campagne, pour aller y passer la guerre en cas de victoire des nazis. ». Alors que l’on ne l’attendait pas le « reductio ad Hitlerum », anathème de tout débat contemporain, pointe le bout de son nez. Mais refermons cette parenthèse. Contextes de révolution ou d’épidémie mis à part, les bourgeoisies urbaines (pas seulement parisiennes) ont toujours été friandes d’échappatoires à la cacophonie et à l’insalubrité de la ville. 

“ Un principe nous guide pour définir nos actions, il nous guide depuis le début pour anticiper cette crise puis pour la gérer depuis plusieurs semaines et il doit continuer de le faire : c'est la confiance dans la science. C'est d'écouter celles et ceux qui savent. ”

Emmanuel Macron, le 12 mars


Sans vaccin, la rationalité scientifique n’est qu’un rempart de pacotille face à une anxiété exponentielle. Un tsunami d’irrationalité déferle sur les recommandations de médecins désespérés. Habituellement légitimistes et critiques du vote protestataire « irrationnel » d’une partie de leurs concitoyens, les bourgeois profitent de l’absence de fermeté des consignes du gouvernement pour soudainement se transformer en révolutionnaires transgressifs parcourant la France entre le 14 et le 17 mars. Derrière cette surdité volontaire se cache une rationalité individuelle froide. Le virus prend le train et la voiture pour se rendre dans des lieux de villégiatures pris d’assaut, enclins à devenir des clusters (pas de compétitivité pour une fois). Les réponses étatiques tardent à prendre conscience de l’ampleur du phénomène. « Trop tard, trop tard. J'suis trop loin pour toi » chantonne le virus. L’exode avait déjà eu lieu. 

Il est toujours bien vu de présenter un livre « symptomatique », sans ironie, de la période traversée ; un étalement de culture livresque rendant hommage à l’intemporalité de la littérature. Le coronavirus a choisi son cavalier du soir, ce sera sans grande surprise La Peste de Camus, « la plus bonne-bonne-bonne de mes copines ». Laissant le lecteur choisir son interprétation allégorique, l’œuvre du pied-noir se prête parfaitement au jeu de la concordance des temps. Chacun y va de sa page photographiée qu’il partagera sur les réseaux sociaux. « Lisez ! » nous a intimé le Président. Le confinement sera long et La Peste se lit rapidement, d’autres livres mériteraient l’attention de confineurs soudain avides de lectures pour passer le temps.      

“ « J’ai pas peur. – Tout de même, il suffit d’une fois », répondaient des gens sages »   ”

Irène Némirovsky  — Suite française


Si vous finissez ou avez déjà lu La Peste, Suite française d’Irène Némirovsky vaut le détour. Écrit en 1941 au début de l’Occupation, ce livre est une critique, d’une lucidité étonnante, des masses amorphes face à l’invasion allemande. On retrouve là un trait de la romancière d’origine russe arrivée en France en 1919, aussi dure envers elle-même, sa famille, sa religion (une haine de soi accusée d’aviver l’antisémitisme ambiant) et ses compatriotes dont elle pleure la médiocrité ; elle qui s’était prise d’amour pour la langue française dès l’âge de 14 ans. Convertie en vain au christianisme, Irène Némirovsky est arrêtée en juillet 1942 puis gazée à Auschwitz à son arrivée le mois suivant. Cachées par leur tutrice, ses filles publieront l’ouvrage à titre posthume en 2004. Sa plume canalise le rejet aussi absolu que vain de la lâcheté, de l’acceptation de l’humiliation.

La France n’avait sûrement pas connu un tel vent de panique depuis l’exode peu glorieux de mai-juin 1940, peu représenté et repris dans la culture d’après-guerre. Si l’irrationalité, les passions et les tensions peuvent être comparées, d’une part, mars 2020 n’annonce aucunement le même désastre que seront les années d’occupation et d’autre part, le présent est « l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là » (Paul Valéry). Les parallélismes historiques sont toutefois intéressants à tracer et à analyser quant aux réactions de panique face à une vague que l’on voit monter. Contrairement à ce qu’affirmait Rabaud-Saint-Étienne, l’histoire peut, même inconsciemment, redevenir notre code.

“ Chassés d’Egypte sans pouvoir s’attarder et sans même emporter de provision ”

Livre de l’Exode 12.39


Face à l’universalité du virus, la question d’aller à l’étranger, à Coblence ou ailleurs, ne se pose pas. Tout le monde sera logé à la même enseigne en cas de contagion, peu importe le milieu social. Ce n’est qu’une question de temps. « Pendant un naufrage toutes les classes se retrouvent sur le pont » lit-on dans Suite française sur la débâcle de 1940. La famille Péricand, bourgeoise et catholique, est rassemblée autour du poste de radio de la cuisine ; de l’autre côté de la porte, les domestiques se rapprochent, outrepassant la distanciation sociale, presque sanitaire, habituelle. Aujourd’hui, si le risque de contagion est universel, ce n’est en revanche pas le cas du réflexe de mise en confinement « au grand air », variable selon les classes sociales. Seuls les plus aisés pourront être « sur le pont ». Du Titanic ?

Moment de panique généralisée, la crise épidémique actuelle fait tomber les faux-semblants d’une cohésion sociale branlante et vacillante, dont les fractures sont apparues au grand jour lors du mouvement des Gilets jaunes. Les oppositions sociales depuis rendormies par la routine se réveillent en sursaut, en sueur. « Exacerbées par la présence de l’occupant, les tensions sociales et les frustrations des habitants se réveillent » écrit Irène Némirovsky. Attisé par la crainte de la contagion, le ressentiment des dites « locaux » déborde le barrage « xénophobie » pour ouvertement vilipender les Parisiens débarquant dans leurs villégiatures d’été alors que le printemps n’avait même pas débuté. 

“ Quand on n’a pas de prise sur les choses, on se chose sur l’Autre ”

Jean Daniel


Le calmant de l’apport économique ne fera pas effet cette fois-ci. Non pas que l’on soit au printemps et non en été, mais parce que la peur sanitaire est bien plus forte. La violence de l’expression d’un effroi légitime répond à un envahissement lui-même vécu comme une violence. « C’est des riches tout ça, c’est l’ouvrier qui souffre le plus ». Une remarque classiste issue d’un live de BFM TV ? Non, une réaction de villageois contemplant ébahis ces masses urbaines en détresse de l’exode de 40 ; un tel afflux de réfugiés faisait peur et obstruait la moindre tentative de solidarité. En mars 2020, le volume de la transhumance est moins craint que le risque qu’il présente pour des territoires jusqu’alors épargnés. Le contexte fait valser toute digue morale. En mai 1940, M. Corbin, directeur de la banque dans laquelle travaille M. Michaud, décide de délocaliser les activités à Tours. Le jour du départ, il refuse d’abord à son employé une place sa voiture, en dépit son grand âge, avant de l’inviter à se « monter plus dy-na-mique ». Pourtant de nature calme et non-violente, c’est un M. Michaud désinhibé qui rêve alors que la voiture de son directeur se fasse déchiqueter par les mitrailleuses allemandes.

Ce genre de situation peut ainsi causer de l’anomie, une déperdition de repères moraux. Le repli et la crainte prennent le dessus, l’homme redevient « un loup pour l’homme ». Bonne catholique pratiquante, Mme Péricand accomplit son devoir en offrant un sucre orge à un enfant qui attendait, comme elle, que sa famille trouve un logement pour la nuit. Lorsque son jeune fils Hubert revient de son tour du village pour lui annoncer qu’il n’y plus rien à manger, elle tente, en vain, de retrouver le ticket de caisse de son acte de charité. « La charité chrétienne, la mansuétude des siècles de civilisation tombaient d’elle comme de vains ornements révélant son âme aride et nue. Ils étaient seuls dans un monde hostile, ses enfants et elle. Il lui fallait nourrir et abriter ses petits. Le reste ne comptait plus ». L’homme civique et extraordinaire ne se reconnait que dans les mauvaises fortunes.  

“ Le changement n’est plus ce que nous faisons mais ce qui nous arrive ”

Alain Finkielkraut


On retrouve le même Hubert dans un grand classique de ce type de moment : l’attente du grand soir où le présent pèsera plus lourd que le passé et que l’avenir. À peine sorti de l’adolescence, il sent que le destin s’offre enfin à lui. C’est à son tour. « Dans son esprit jusque-là tendre et léger, plus jeune que son âge, s’éveillaient tout à coup les passions et les tourments d’un homme mûr : angoisse patriotique, désir brûlant de sacrifice, honte, douleur et colère. Enfin, pour la première fois de sa vie une aventure si grave engageait sa propre responsabilité ». La routine est certes confortable, mais ennuie à longue. Mais n’est-on pas attiré par l’exceptionnel, moins par l’exceptionnel lui-même que par le désir de sortir d’un train-train quotidien qu’on aurait été incapable de remettre en question seul, indépendamment du contexte ? Si l’envol d’Hubert est rapide, plus dure est la chute, lorsqu’il se rend compte qu’il ne peut pas aider les soldats comme il l’aurait rêvé. Un « qu’est-ce que tu fous là ? Tu vois bien que tu gênes ? » lancé sera comme le dernier coup asséné par le toréador à une vachette, aussi fougueuse que déboussolée dans une arène hostile. Désillusionné, l’adolescent en voudra à la terre entière. « Il avait été un si bon petit enfant ! Le monde à ses yeux était simple et beau, les hommes dignes de respect. Les hommes… un troupeau de bêtes sauvages et lâches. Ce René qui l’avait incité à la fuite, qui était resté ensuite à se dorloter sous la couette. » 

“ Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous  ”

Saint-Exupéry


Toujours autour de la jeunesse, l’article « Arrêtez de nous infantiliser, monsieur Macron ! » de Libération n’a été le premier à déplorer l’infantilisation du citoyen par les représentants de l’État en période de crise. Face à ces ouailles moralement et historiquement déboussolés, l’État se doit de tanguer le moins possible, de garder le cap dans la tempête. Aujourd’hui, il nous considère comme des enfants incapables de contrôler leurs envies de sortie ; un peu la réaction qu’un soldat a face à un Corte, habituellement si méprisant et sûr de lui, mais totalement désemparé dans un village vide guettant l’arrivée prochaine des Allemands. « « Il ne faut pas rester ici monsieur… Allons, partez, répétait-il en prenant Corte par la main et en le poussant légèrement, du geste dont on fait sortir du salon les enfants pour les envoyer se coucher ». 

“ L'optimiste est un imbécile heureux. Le pessimiste, un imbécile triste.  ”

Bernanos


Le présent pèse tellement lourd. Pourtant, poussés par le désir de nous en sortir, nous pensons déjà à l’après : y aura-t-il un « avant et un après-coronavirus » ? Il y aurait de quoi espérer avec les quelques scènes inédites de fraternité que nous voyons parfois. Le lecteur de Suite française est sans doute rapidement déçu par le personnage égotiste et égoïste de Gabriel Corte, jusqu’à ce que dernier ravale son ego surdimensionné et offre, à la grande surprise de tous, son bouillon à sa maîtresse Florence, jusqu’ici méprisée et piétinée par son amant. Dans le même chapitre, contre toute attente, il donne espoir en la conversion à l’humanité lorsqu’il se jette sous un pont avec elle, tout en mettant son visage contre son torse pour qu’elle ne puisse pas voir le spectacle atroce des mitrailleuses allemandes.

Revigoré par ces lignes, le lecteur déchante rapidement lorsque l’écrivain se sauve de cette situation et retrouve enfin sa voiture dont il avait perdu la trace dans ce marasme : « Corte comprenait que sa voiture lui était rendue, que ses manuscrits lui étaient rendus, qu’il retrouvait la vie, qu’il ne serait plus jamais un homme ordinaire, souffrant, affamé, courageux et lâche à la fois mais une créature privilégiée et préservée de tout mal – Gabriel Corte !!! ». L’humilité n’était qu’éphémère.

N’attendons pas trop de l’après. Nous pourrions être déçus.

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