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En balade, « les seules pensées valables viennent en marchant »

Par Gauthier Simon - 30 novembre 2019

« On découvre trop tard ce qu’on a sous les yeux. La vie passe, on ne remarque pas l’évidence. Le Parisien ne va pas au Louvre, le Moscovite ignore le musée Pouchkine, les Madrilènes négligent le Prado. Puis chacun court le monde, pour se jeter dans des musées lointains. Voyager est absurde. ». 
Peu sont ceux qui, à la lecture de ces lignes de Sylvain Tesson, ne ressentiront pas un plus ou moins léger sentiment de culpabilité. Cela sonne comme une évidence, pourtant nous persévérons à marche forcée dans notre obstination d’arpenter le monde ; moins par envie de découvrir ses recoins que par une crainte inconnue, ou refoulée, de ce qui nous est proche. L’impératif de l’éloignement est un rempart subtil, mais futile, à la hantise de nous retrouver seul face à notre environnement proche. Aujourd’hui l’association marche-voyage est, comme beaucoup d’espèces, en voie d’extinction : le voyage est plus associé à la distance parcourue qu’aux découvertes qu’on y fait. A l’ère du nombre, le quantitatif supplante le qualitatif, laissé pour compte pour ringardise aggravée. Autant de suspense que les PSG-OM depuis 2011. Pourtant, malgré toutes les mutations anthropologiques, la marche restera un acquis de notre deuxième année de vie, un mouvement que nous répéterons jusqu’à notre mort, pour les plus chanceux d’entre nous. Plus abstraitement, la marche décrit une évolution, mais surtout une progression. Lier les deux sens a un sens. Alors pourquoi ne pas réapprendre à voyager autrement, d’autant plus que la marche autotélique est (presque) sans aucun doute l’activité humaine qui nous offre le meilleur remède contre les ruminations ; car la marche empêche, aussi bien au sens figuré que propre, que notre corps et notre pensée ne se figent, ne tournent indéfiniment en rond. Marcher c’est avancer pour prendre du recul. La marche serait, en donnant du temps à la réflexion, une alliée de notre vie intérieure et une ennemie de la trivialité de l’esprit immobile. Alors si nous devions retourner marcher, le ferions-nous pour fuir ou bien redécouvrir le monde ? Partir marcher ne serait-il pas un moyen de nous retrouver en tant qu’individu ? 
LA MARCHE, FORME DE REACTION ? S’ECHAPPER DE LA SOCIETE POUR MIEUX… 

Nous sommes tous plus ou moins éloignés de notre environnement proche, mais surtout de notre état de nature. Mais qu’est-ce que le plus proche de l’environnement proche ? Nous-même et seulement nous-même. Quelques cas de figure viennent nous rappeler au bon souvenir.

« - Salut, tu vas à la ville ? dis-je.

– Non, dit-il.

– Il y a le troupeau, là-haut ? dis-je.

– Non.

– Tu descends te reposer.

– Non.

J’allais devoir me débarrasser de cette habitude de citadin de vouloir lier conversation ».

Malgré son pedigree de grand aventurier, lorsque Sylvain Tesson débute sa traversée rédemptrice des « chemins noirs », il est, comme nous, anxieux à l’idée de se retrouver seul face à la soudaine tranquillité de ces chemins peu empruntés. Perplexe face à une situation sociale déroutante, l’auteur essaie ici de ne pas perdre la « face », c’est-à-dire « la valeur sociale positive qu'une personne revendique effectivement à travers une ligne d'action que les autres supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier » (Erving Goffman). Lorsqu’un individu interagit avec un autre, l’important est avant tout de « préserver sa face ». « Tu m'appelles monsieur le président de la République, ou monsieur. D'accord ? » disait le créateur d’En Marche. A quelle civilisation le dis-tu ! Tout grand aventurier qu’il est, l’auteur reste, aux yeux de cette dame, un citadin sûrement obsédé par le respect de sa personne, acquis par une aisance relationnelle 4x4 quelle que soit la configuration sociale. A certains égards, son initiative pourrait tout à fait être celle d’un « Gaulois réfractaire au changement ». En choisissant de marcher au lieu de prendre un bus, un train ou un avion, il donne sa préférence à une démarche lente ; un choix aussi rare que courageux à l’époque du flux et de l’impératif de l’adaptation permanente. Nos sociétés ont depuis bien longtemps dépassé les 80 km/h. Ironie paradoxale entre d’une part, éloge de la vitesse pour les urbains et d’autre part, imposition du ralentissement pour les non-métropolitains. Malgré leurs différences socio-territoriales, les organismes des membres de ces deux groupes ont de plus en plus de mal à s’adapter aux contraintes, toujours plus nombreuses, imposées par des nouvelles techniques permettant d’aller toujours plus vite, et qui forment, peu à peu, une essence irriguant une société devenue la quintessence d’un darwinisme social 2.0. Prendre le contre-pied en marchant serait moins un pas en arrière qu’un pas de côté salutaire, voire salvateur. Une telle démarche vise à contenir l’« effet jogging », un concept de Régis Debray décrivant le recul dans les mentalités à chaque bond en avant dans les flux et dans l’outillage ; l’ensemble forme un « progrès rétrograde » dépassant la corrélation positive progrès technique/progrès moral.

En parlant d’innovations, les autoroutes à trois voies – mais bientôt de retour à deux car les véhicules autonomes pourront rouler sans distance de sécurité, ont depuis longtemps remplacé les « chemins noirs » auxquels s’attache Sylvain Tesson au cours de son cheminement. Cependant, ces deux éléments nous sont aussi nécessaires l’un que l’autre : ils ne sont aucunement substituables mais bien complémentaires car « la route n’a par elle-même aucun sens ; seuls en ont un les deux points qu’elle relie. Le chemin est un hommage à l’espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d’un sens et nous invite à la halte. La route est une triomphale dévalorisation de l’espace, qui aujourd’hui n’est plus rien d’autre qu’une entrave aux mouvements de l’homme, une perte de temps » (Milan Kundera). Le concept structurant d’ « aménagement du territoire » nous fait donc passer d’une beauté « continue » à une beauté « discontinue ». Outre sa définition géographique via le rapport au paysage qu’il sous-tend, le chemin peut avoir une définition plus intime et personnelle. Par le retrait des impératifs contemporains, la marche, et seulement la marche, est ainsi un moyen d’être plus présent à nous-mêmes, en choisissant librement de distinguer ce qui relève de l’« outil » et de l’« indispensable ». Mais les concepteurs de l’outil ne font-ils pas en sorte que celui-ci soit indispensable ? Dans « l'Histoire Générale des Voyages », l’Abbé Prévost décrit des tribus primitives amérindiennes, à travers lesquelles il perçoit le signe d’un équilibre originel que la civilisation de son époque aurait perdu en raison d’une recherche éperdue et artificielle du superflu. Certes, l’homme d’Eglise ne filme pas les tribus en train de marcher, mais force est de constater que la marche peut être un excellent moyen de nous déconnecter de certaines choses pour nous reconnecter à d’autres, mais surtout à nous-même. Une atténuation de l’éloignement de notre état de nature. 

… REDECOUVRIR LA NATURE

“ Ce que nous autres, pauvres cloches romantiques, tenions pour une clef du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement.  ”

Sylvain Tesson — Les chemins noirs 


La déclinaison de la marche qu’est la randonnée est une démarche purement rousseauiste. De plus en plus urbains, et donc éloignés de la nature, nous avons tendance à adopter une approche normative en considérant la « non-urbanisation » comme un retard et la ruralité de « malédiction », et non plus de « grâce », d’opportunité d’évasion des sentiers battus. Pourtant, « il n’y a plus beaucoup de liberté dans le monde, c’est entendu, mais il y a encore de l’espace » (Bernanos). Découvrir l’espace est une forme de liberté, d’autant plus grande si vous partez sans rien, sans informer vos proches. La flânerie citadine, ou l’excursion campagnarde pour les plus téméraires, serait un moment en plein air passé à l’abri de l’exigence de connexion. Outre sa proposition de déconnexion, la marche s’inscrit dans une temporalité plus longue, qui nous permet d’admirer plus longuement les beautés de la nature, et non juste de « traverser la rue » pour trouver un emploi. En montagne, nous avons face à nous le même sommet pendant de longues heures ; ce temps long permet de nous en imprégner, le paysage faisant en nous l’effet d’une infusion. Car contempler ce n’est pas arriver au sommet en bus, marcher trente minutes, « histoire de », prendre une photo que l’on partagera bien évidemment sur les réseaux sociaux – car sinon à quoi bon « « voyager » » ?, avant de redescendre en se disant « j’ai « fait » le…. ». 


La marche dans la nature est une déconnexion accessible, qui ne coûte pas un « pognon de dingue », permettant de se rendre totalement disponible à la pensée, absence de distraction oblige. Slow fashion oui mais pourquoi pas slow travel à l’image de la flygskam suédoise qui a encouragé beaucoup de compatriotes de Zlatan à se rendre davantage dans les gares, car « une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » comme disait un jeune candidat à l’élection présidentielle de 2017. Prendre le train c’est rester sur terre pour prendre un peu plus conscience des distances. Les sociétés vouant un culte à la mobilité ont, paradoxalement, engendré des humains qui n’ont plus la mesure de ce que sont les distances. La marche pourrait être un remède - si tant est qu’on reconnaisse la pathologie « hyper-mobilité », pour retrouver la mesure d’un monde abimé par la rupture causée par le mauvais versant de la modernité. Il s’agira, par un geste humble de purification de nos rôles sociaux, de favoriser un court retour anthropologique pour n’être qu’un être qui avance : les bénéfices seront autant physiques que moraux. Sans viser la figure du philosophe marcheur, faire un pas de côté est une forme de fuite de la société qui nous permet de sortir du piège de la comparaison perpétuelle à l’autre, qui nous pousse à souhaiter être tout à la fois ; pour ressentir la joie, aussi simple que salutaire, d’être un individu seul à exister, dans un amour de soi innocent : retrouver des forces par un don fatigue saine, pour mieux se réinventer. 

“Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux (de ses voyages) que j'ai fait seul et à pied. ”

Jean-Jacques Rousseau — Les Confessions


« Nous devons redevenir des bons voisins des choses le plus proches » Nietzche. 
Pour camoufler notre déconnexion de notre environnement proche et des mobilités lentes, notre dissonance cognitive fonctionne à plein régime. Comme le rappelle Péguy, « ce qui est le plus difficile, voir ce que l’on voit ». Les preuves ne manquent pas, il s’agirait désormais de les voir puis de les accepter. Aujourd’hui, « le voyageur rafle les expériences, disperse son énergie. Il revient essoufflé, murmure « Je suis libre », et saute dans un nouvel avion » (Sylvain Tesson) ; avant de moquer ce vieux « réac » de Kant, qui tous les jours à la même heure, quittait son cabinet pour marcher le long d’un tracé aussi immuable que fécond pour sa pensée. 

Montaigne écrivait déjà : « Mes pensées dorment si je les assis ». Lorsque nous sommes en hyper-mouvement, nos pensées dorment tout autant que celles de Montaigne quand il était assis. L’hyper-mobilité est un immobilisme, car une marche effrénée sans autre but que de suivre le flux. Ralentir par la marche peut être une démarche soutenue par des préoccupations morales, écologiques et économiques, nous permettant de vivre les « paradoxes philosophiques » que sont l’« éternité d’un instant, une solitude peuplée de présences, le vide créateur » (Frédéric Gros). Non la marche ce n’est pas de la poudre de perlimpinpin. Honorons cet acte anodin. 

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