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Le marketing contre la philosophie

20.01.2022 – Par Adrien Tallent

Archétypes de ceux qui semblent parler pour ne rien dire, qui mêlent le vrai et le faux, ayant pour seul but de convaincre leur auditoire quel que soit le sujet, les sophistes sont, depuis Platon, qui décrit leurs conversations avec Socrate, mis en opposition à la philosophie du logos, de la raison, que Platon défend dans ses dialogues. En effet, pour les sophistes, la vérité ne compte pas, ce n’est pas ce qui importe dans un discours ou un dialogue. Seul compte l’impact de ce discours sur son auditoire ou son interlocuteur. 

L'HOMME EST LA MESURE DE TOUTE CHOSE

Protagoras, figure importante de la sophistique, disait « l’homme est la mesure de toute chose ». Les sophistes avaient donc une conception relativiste de la vérité. 

Aujourd’hui, il y a pourtant bien un domaine dans lequel l’homme semble être « la mesure de toute chose » : le marketing. Ce terme emprunté à la langue de Shakespeare désigne l’ensemble des techniques ayant pour objet la stratégie commerciale d’une entreprise. Les seigneurs de la discipline utilisent alors discours et arguments pour nous faire acquérir ce que l’on souhaite, que ce soit matériel, culturel ou politique. 

Les sophistes affirmaient pouvoir défendre deux discours opposés avec la même efficacité sans s’embarrasser de la vérité. Si ces derniers utilisaient ces techniques de persuasion pour mettre en avant des idées devant une assemblée, le marketing les utilise pour nous vendre des produits et nous persuader qu’ils sont à même de combler un vide existentiel. En marketing, c’est bien connu, il n’y a pas de savoir, il y a juste une technique. 

Fraîchement sortis d’écoles de commerce, les salariés – ou « collaborateurs » – du département Marketing d’une entreprise utilisent une arme redoutable dans cette course à la compréhension du consommateur : les études de marché. Ces dernières représentent parfaitement l’idéal de la sophistique puisqu’elles permettent de savoir ce que les consommateurs pensent, savoir quelle est leur vérité. Dès lors, à partir de ces études de marché, il suffit de s’adapter à la clientèle. Le but devient alors : vendre au détriment de la vérité. 

Le fait de créer un besoin correspond complètement à la sophistique. En créant un besoin on ne répond pas à La Vérité qui serait un besoin déjà existant et primordial mais on évalue, à partir des réponses des consommateurs, une vérité que l’on pourrait créer. Aussi, le marketing a voulu nous faire croire que fumer des cigarettes était synonyme de liberté, d’émancipation mais pas de cancer, ou que Coca-Cola rimait avec bonheur mais pas avec diabète. 

TOUT EST MARKETING

Ce mouvement est plus large que la vente de produits dans des supermarchés ou des chaines de fast-food. Avec le libéralisme, le marketing s’est élargi à tous les secteurs. En politique par exemple, le marketing s’est rapidement développé à partir de 1952 et la campagne victorieuse de Eisenhower pour lequel l’agence BBDO lance le slogan « I like Ike ». En France, en 1965 Jean Lecanuet passe de 4% d’intentions de vote à 15,6% grâce à Michel Bongrand qui invente le slogan « un homme neuf, une France en marche ». Il sera appelé quelques années plus tard par les gaullistes. La politique souffre-t-elle d’une crise de légitimité ? Aucun problème, la solution est toute trouvée : remplacer l’autorité par des faiseurs d’opinion comme les sophistes l’étaient. Car le discours des sophistes, comme celui des hommes de marketing, a pour but de redonner de la légitimité au discours en tenant compte de ceux à qui ils s’adressent, même si cela se fait au détriment de la vérité. 

La sophistique comme le marketing procèdent de la perte de légitimité du pouvoir. Vous n’avez plus confiance dans le gouvernement ? Nous allons organiser une grande consultation citoyenne pour entendre VOTRE avis. Ce besoin de se sentir écouté était justement une des revendications principales des Gilets Jaunes avec le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Les populistes surfent alors sur ce besoin, en s’adressant directement au peuple : dîtes-moi ce que VOUS voulez et je le ferai, au détriment de toute rationalité politique, économique ou sociale. 

« La politique, c'est ce qui est faisable »

Max Weber


LE MOUVEMENT DES FEMMES DANS L’ART

Selon le sociologue Max Weber, le pouvoir politique a trois manières d’affirmer sa légitimité. Ce peut être un pouvoir charismatique fondé sur le charisme d’un chef, un pouvoir traditionnel fondé sur la tradition ou bien un pouvoir rationnel-légal fondé sur la raison. Cette partition des pouvoirs repose en outre sur une autre distinction entre le lieu d’origine du pouvoir et son lieu d’application. Le pouvoir charismatique tire son origine du divin, du sacré et s’applique dans le profane. Le pouvoir traditionnel prend son origine dans la culture et cherche à l’appliquer à la nature. Enfin, le pouvoir rationnel légal prend son origine dans la nature et cherche à l'appliquer dans la culture, dans les institutions. Typiquement, la Révolution française a fait passer la France d’un pouvoir traditionnel à un pouvoir rationnel légal. Dans cette optique, la terreur avait pour but ultime de faire triompher la raison quoi qu’il en coûte en éliminant notamment des hommes politiques soupçonnés d’avoir agi par intérêt personnel.

Le Marketing procède de la crise de légitimité du troisième pouvoir – et donc par extension des trois pouvoirs. Le marketing, comme la sophistique, repose sur la rhétorique : il s’agit de maîtriser un discours qui va créer sa propre légitimité, qui ne se réfère plus à une norme en particulier. Le pouvoir charismatique a été remis en cause lorsque la limite entre le sacré et le profane a été remise en cause. Cette limite a alors été remplacée par la démarcation entre nature et culture qui est ensuite elle aussi arrivée à une crise. Le marketing et la sophistique induisent une confusion des ordres. On fait passer pour naturel quelque chose d’artificiel. 

Les traités classiques de la rhétorique donnent ainsi la marche à suivre : il faut une argumentation, une formulation des arguments et une transmission du message. De la même manière, les publicitaires ont donc un axe, un thème et un message.

Le marketing atteint tout. Si jadis la philosophie de Socrate s’opposait aux sophistes, les philosophes d’aujourd’hui utilisent le mot « marketing » comme une attaque envers ceux qu’ils considèrent comme des philosophes de plateaux télévisés. Pourtant, si les philosophes s’envoient ce mot comme une injure, dans la Grèce Antique aucun sophiste n’aurait accusé Socrate de sophiste.

Sophistes hier et « marketeurs » aujourd’hui ont ainsi été accusés des mêmes maux à savoir un culte de l’apparence devenu celui du mensonge pour plaire, séduire et vendre, culte de l’efficacité jusqu’à aller contre les valeurs de vérité, d’esprit, d’honnêteté ou de justice. Ils visent à persuader en utilisant les émotions, la séduction, là où les philosophes cherchent à convaincre en produisant un discours raisonné et argumenté. Pour autant, il est fort à parier que nous préférons être séduits que convaincus.

Cette diffusion du marketing à tous les pans de notre vie pose question quant au type de société dans laquelle nous souhaitons vivre. Croyons-nous la pensée scientifique rationnelle sur la vaccination ou quelques beaux parleurs qui jouent la corde sensible de la liberté ? 2500 ans après Platon, la philosophie a plus que jamais des choses à nous apprendre.

Socrate à Gorgias : « Veux-tu savoir quel type d’homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu’un qui est content d’être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu’un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu’on me dit n’est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d’être réfuté que de réfuter. En fait, j’estime qu’il y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu’en délivrer autrui. Parce qu’à mon sens, aucun mal n’est plus grave pour l’homme que se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. »

Platon, Gorgias


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