Mobirise



La grève des électeurs

03.02.2022 – Par Adrien Tallent

Les élections se suivent et le même phénomène prend de plus en plus d’ampleur : l’abstention. Aux élections municipales, le taux d'abstention a augmenté à chaque élection depuis 1976 en passant de 21% cette année-là, à 55% au premier tour en 2020. Et le phénomène est identique pour toutes les élections. Seule l’élection présidentielle semble échapper - pour le moment - à cette dynamique. La majorité des Français élisent donc un roi et se désintéressent massivement de la politique. 

Cette constatation est particulièrement vraie pour les jeunes. Aux dernières élections régionales de 2021, si le taux d’abstention au niveau national était déjà de 67%, celui des jeunes était sans égal avec 87% chez les 18-24 ans. D’où vient cette grève des électeurs ? 

DÉSINTÉRÊT POUR LA POLITIQUE

« Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux. »

Raymond Aron


Les taux d’abstention records questionnent le système démocratique dans lequel nous vivons qui se fonde justement sur le vote des électeurs. Si une majorité de citoyens en âge de voter ne s’expriment pas, que reste-t-il de la démocratie ? Personne ne semble vouloir répondre à cette question. Plutôt que de convaincre les abstentionnistes, la majorité des candidats s’attachent davantage à cajoler leur électorat. En outre, les alternances au pouvoir depuis plusieurs dizaines sans perception d’un réel changement de trajectoire politique ont rendu moins évidente pour les électeurs la nécessité de militer pour une alternance. 

« Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. » 

Comte de Montalembert, Discours, entretiens et autres sources


Un problème persiste : quoique les abstentionnistes pensent, s’ils ne choisissent pas, d’autres choisissent pour eux. Qu’ils soient élus avec 5% ou 90% des électeurs, les représentants politiques gouvernent tout le monde et prennent des décisions qui concernent tous les citoyens.

Pour autant, dans le cas des jeunes par exemple, s’ils s’abstiennent massivement de voter, ils participent activement aux mouvements de protestation, en particulier sur les questions d’écologie. Une large partie de la jeunesse est donc loin d’être dépolitisée mais a le sentiment que la politique ne s’adresse pas à elle. Face à des partis qui ne les représentent plus, ils ressentent alors le besoin d’exprimer leur citoyenneté, leurs opinions, autrement, preuve s’il en faut d’une certaine vitalité politique. 

LA GRÈVE

Dire que les citoyens devraient s’intéresser davantage à la politique, à ceux qui les dirigent, est certes valable, mais cela ne fait pas avancer le débat. Il faut faire avec. Les citoyens sont ce qu’ils sont. Ne pas voter est déjà exprimer une opinion. 

Une grande partie du désamour pour la politique provient ainsi d’une sensation d’un monde cloisonné, compliqué, voire qui ne servirait que ses propres intérêts. Il est alors d’autant plus difficile de s’y intéresser qu’on n’y ont pas été sensibilisés par des parents qui eux-mêmes s’y intéressaient et que l’on vient de milieux plus précaires. Ce pourrait être alors le rôle de l’école que d’« éduquer » les lycéens à la politique. Car la politique donne la sensation de ne pas s’adresser à toute une partie de la population. 

En 1898 déjà, face au sentiment de déconnection du monde politique, du manque de sincérité, d’honnêteté, Octave Mirbeau appelait même les électeurs à faire la grève du vote. 

« Rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à perdre, je t’en réponds; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.»

Octave Mirbeau, La Grève des électeurs (1898)


Anarchiste, libertaire, pacifiste, athée, anticlérical, antimilitariste, ses mots sont durs et sans appel. S’ils sont à recontextualiser dans sa pensée et son idéologie, ces mots trahissent un sentiment partagé par un grand nombre d’électeurs tant à son époque qu’aujourd’hui. 

Pour Octave Mirbeau, le suffrage universel est une tromperie. Il cherche à démystifier, discréditer et délégitimer le droit de vote, « grâce » auquel les opprimés, aliénés et abêtis, choisissent « librement » leurs prédateurs. L’électeur ne fait donc que choisir un maître, qui l’éblouit de promesses impossibles à tenir. 

« Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est d’ailleurs pas en son pouvoir de te donner. [...] Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. »

Octave Mirbeau, La Grève des électeurs (1898)


Aujourd’hui, face à ce désengagement massif, il reste le sentiment partagé par certains représentants et électeurs que l’on donne un droit aux citoyens et qu’ils n’en font rien. Critiquer ses dirigeants, la politique, est facile, pour autant, cela n’est pas constructif. La démocratie porte en elle la possibilité de choisir ses dirigeants et donc de manifester un mécontentement par le vote. 

La solution magique serait-elle alors de rendre le vote obligatoire ? En Belgique, où le vote est obligatoire sous peine d’une amende, la participation s’établit aux alentours de 90%. Pour autant, changerait-il réellement l’avis des électeurs ? A priori non. Car la faute est partagée. Les citoyens ont certes le droit et le devoir de voter, mais le problème vient aussi de l’offre politique et d’un mécontentement général partagé par de nombreux citoyens. Et, les responsables politiques font peu de choses pour atténuer ce mécontentement. La perte de confiance n’est pas survenue un beau jour au réveil. Il revient donc aux femmes et aux hommes politiques mais aussi aux médias de réfléchir et se poser des questions. 

D’ailleurs, si les abstentionnistes sont forcés de voter, on peut aussi imaginer qu’ils pourraient être tentés de voter contre le système et donc en faveur les extrêmes. En France le vote relève de la liberté individuelle. Le citoyen peut donc décider de donner son avis, de ne pas le donner ou de ne pas en avoir.

Or, un pays qui ne s’exprime plus par le vote, s'exprime et s’est exprimé par la violence. Si un jour une réelle dérive autoritaire a lieu sans qu’elle ne bouscule notre quotidien, les gens se battront-ils réellement pour défendre notre système démocratique ? Un sondage réalisé en 2019 dans 42 pays montrait que 38% des moins de 35 ans interrogés étaient prêts à voir un homme fort diriger leur pays…

LE TINDER DE LA POLITIQUE

Et soudain, une lumière au bout du tunnel jaillit. Une nouvelle application promet de réconcilier les jeunes avec la politique : ELYZE. Surnommée aussi le Tinder de la politique, l’application propose ainsi de swiper à droite ou à gauche - comme dans la célèbre application de dating - les propositions anonymisées des candidats à la présidentielle. Le but : savoir de quel candidat nous serions le plus proche. Et c’est un succès fou : l’application a été téléchargée plus de 500 000 fois au 11 janvier, 8 jours après sa sortie. 

Pourtant l’application souffre de problèmes structurels. Toutes les propositions sont mises sur un pied d’égalité, aucune ne peut être considérée comme un « deal breaker », et surtout elle ne donne aucune indication de faisabilité, ou de financement. Ce système est alors une surenchère à la démagogie et une incitation à la polarisation. 

Dans un article de Libération, Pauline Rapilly-Ferniot, élue EELV de Boulogne-Billancourt, explique ainsi que l’application de permet pas de refléter une vision d’ensemble des candidats : « Si je vois la proposition “Favoriser les entreprises françaises”, je peux valider. Mais si la proposition est liée à Eric Zemmour ou à Yannick Jadot, ça n’a pas du tout le même sens… ». 

Nous suivre

si nous pouvons nous permettre d'exister,

ce ne sera que grâce à nos lecteurs.

Mobirise web page maker - Check this