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Vers la fin du « doux commerce » ?

25.04.2022 – Par Adrien Tallent

Nous avons eu tort. Nous avons pensé dans le prolongement de l’esprit des Lumières et plus encore de notre croyance occidentale en la fin de l’histoire que le « doux commerce », devenu mondialisation heureuse, rendrait impossible toute forme de guerre. 

« L’effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent mutuellement dépendantes. »

Montesquieu, L’Esprit des Lois


Pour Montesquieu, le commerce doit servir l’intérêt général. Par le commerce, les intérêts des différentes nations devaient converger, rendant illogique toute guerre entre partenaires commerciaux. Cette idée, à la fondation de nos sociétés occidentales et plus encore de l’Union Européenne, souffre de la guerre actuelle en Ukraine. La mondialisation nous a rendu plus interdépendants que jamais. Et pourtant, la Russie fait la guerre, et nous voilà bien gênés du chèque de 700 millions de dollars que nous, européens, faisons chaque jour à la Russie en échange de son gaz et de son pétrole qui passe notamment par un gazoduc en particulier qui traverse l’Ukraine, dénommé Brotherhood - on mesure aujourd'hui le degré de cette ironie.

Les grandes entreprises françaises sont aussi très gênées quant aux sanctions et au risque du boycott. Pour rappel, la France est le premier employeur étranger en Russie – ainsi qu’en Ukraine. Ces entreprises sont dès lors « complices de la machine de guerre russe » comme l’a dénoncé Volodymyr Zelenski lors de son discours à l’Assemblée Nationale le mercredi 23 mars dernier. Et les Etats européens financent ainsi indirectement cette guerre d’invasion tout en voulant contraindre Vladimir Poutine à se retirer. De la même manière, la délocalisation massive de nos productions vers des pays à bas coût, qui n’ont pas les mêmes exigences démocratiques, morales, environnementales, humanitaires, nous rend complice de la répression et la mise en esclavage par exemple des populations Ouïghours en Chine dans la région du Xinjiang.

UN COMMERCE COMPLICE

Et si le doux commerce plutôt que d’assurer la paix, ne nous rendait pas plutôt complice des guerres, des répressions, du travail forcé ?

Selon la théorie du « doux commerce », les échanges commerciaux entre les pays favorisent la paix en accentuant les interdépendances entre pays. Cette pensée a été d’autant plus prépondérante dans la pensée occidentale que nous en avions vu l’application historique. En effet, la seconde guerre mondiale a été en partie la conséquence du protectionnisme des années 1920 et 1930. La construction d’un espace pacifié passait donc avant tout par le développement d’un marché unique. L’économique devait précéder le politique. Depuis la fin de la guerre, les instances de coopération internationales se sont donc naturellement développées, le but étant de garantir la paix, les progrès sociaux et économiques. A ces instances se sont rajoutées les organisations régionales telles que l’UE, et des organisations plus informelles qui n’ont pas réellement de statuts juridiques comme le G8 – devenu G7 après l’exclusion de la Russie – et le G20. L’internationalisation des échanges et la mondialisation s’accompagnaient alors d’une idée de paix internationale, régie par l’Occident et en particulier les États-Unis.

La chute du mur de Berlin en 1989 puis la dislocation de l’Union Soviétique en 1991 ont alors achevé de convaincre les Occidentaux que le monde accédait à la « fin de l’histoire », concept remis alors au goût du jour par Francis Fukuyama. L'histoire étant, par essence, la confrontation des modèles d'organisation sociale, l'extinction du communisme en sonnerait le glas : les nations du monde n'auront d'autre horizon que le développement de la démocratie et de l'économie libérale incarnées par le modèle américain. La démocratie serait alors « indépassable ».

Pourtant, trente ans plus tard, force est de constater qu’à l’échelle internationale, cette interdépendance économique nous rend complices lorsqu’il s’agit d’une guerre en Ukraine que nous aidons à financer ou lorsqu’il s’agit de travailleurs forcés à l’Est de la Chine et qui produisent une part non-négligeable de ce que nous consommons. L’invasion russe en Ukraine nous met face à nos responsabilités, et surtout face à nos limites quant à ses interdépendances qui sont avant tout des dépendances.

BUSINESS IS BUSINESS

Aujourd’hui les sanctions à l’encontre de la Russie et le départ – forcé – des entreprises européennes de Russie sonnent la fin d’un moment historique où les démocraties ont accepté que les entreprises fassent du commerce avec des dictatures à travers le monde, quand ce ne sont pas les démocraties directement qui fournissent des armes à des régimes autoritaires, car le commerce, doux ou non, emporte tout sous prétexte que le politique ne devait plus régir l’économique. « Business is business » comme aiment à le rappeler les patrons de multinationales. Mais le commerce seul ne suffit pas pour édifier un monde commun.

Aujourd’hui, cette interdépendance devient problématique car les citoyens eux-mêmes la ressentent comme une perte de contrôle mais aussi car l’interdépendance est plus ambivalente que ce que les européens ont dit et fait entre eux. Au fond, cette interdépendance a souvent été asymétrique et nous, européens, avons souvent été du bon côté. Elle n’est désormais plus toujours en notre faveur comme l’ont montré les diverses sanctions américaines, la négociation avec la Turquie sur les migrants, ou la politique énergétique de la Russie. Ce n’est par hasard si chez Rousseau, il y a une dimension de solidarité, c’est un contrat social, pas seulement politique ou économique.

Lors de l’élection présidentielle, chaque candidat parlait d’un retour à une indépendance européenne, voire nationale, tandis que l’Occident « excluait » en partie la Russie du commerce international… serait-ce la fin de l’idée du « doux commerce » ?

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