Mobirise



Télétravail et solitude

09.12.2021 – Par Adrien Tallent

Le premier confinement de mars 2020 a plongé le monde du travail dans son entièreté dans un nouveau paradigme : le télétravail généralisé. Dans le même temps, entre 2020 et 2021, l’EPI-PHARE (organisme qui réalise des études de pharmaco-épidémiologie) observe en France une augmentation de +1,9 millions de prescriptions d’antidépresseurs, de +440 000 d'antipsychotiques, de +3,4 millions de délivrances d’anxiolytiques et +1,4 million de délivrances d’hypnotiques par rapport aux niveaux de pré-pandémie. La solitude du télétravail serait-elle à l’origine d’une nouvelle vague, de déprime cette fois ?

CET OUTIL FORMIDABLE

Pas besoin de se rendre au travail, possibilité de déménager à la campagne, de travailler en pyjama dans son lit, de gérer ses horaires et même augmentation de la productivité, le télétravail paraissait être un remède miracle. Un article du journal Les Echos titrait ainsi « Le télétravail porte l'espoir de nouveaux gains de productivité », comme si notre quête de la productivité devait ainsi toujours se poursuivre et le télétravail représentait une nouvelle avancée formidable. Des études réalisées aux Etats-Unis ont ainsi montré que le télétravail induisait un gain de productivité de l’ordre de 5%. Or, dans un monde de l’optimisation permanente, ce ne peut être qu’une bonne nouvelle.

En outre, le nombre d’heures travaillées augmente en télétravail. Selon une étude réalisée par ADP, le nombre d’heures supplémentaires non rémunérées a augmenté du fait du télétravail de 4,39 heures par semaine en 2019 à 6,65 heures par semaine en 2020, soit une augmentation de plus de 50%. En outre, plus d’un répondant sur cinq (22 %) dit travailler plus de 10 heures par semaine gratuitement. En cause : le remplacement du temps de trajet par du travail et la difficulté de se déconnecter de son travail.

Cerise sur le gâteau, le télétravail permet aux entreprises de faire d’importantes économies, notamment en matière d’immobilier. 

Alors, tout le monde se met au télétravail. Le costume est au placard, les réunions sont remplacées par des Zoom, Google Meet et autres Microsoft Teams, et les employés des grandes villes déménagent à la campagne. Aussi, pourquoi devrais-je me déplacer si je peux réaliser mon travail de chez moi ?

Serrés dans de petits appartements, le télétravail peut alors conduire à une exacerbation des tensions familiales, à la promiscuité ou à l’isolement lorsque l’on vit seul.

UN MONDE DE SOLITUDE

« Nous sommes dans une société où le tempo est donné par l'ordinateur. Or, le temps humain n'est pas le temps des machines. Avant, le temps humain, c'était le passé, le présent, le futur. Aujourd'hui, c'est du 24/24, du 7 jours sur 7, c'est l'instantanéité. Ça explique combien il est difficile de vivre, de tout concilier, ça explique les suicides professionnels... Il ne faut pas que le réflexe remplace la réflexion. Il faut se laisser le temps de réfléchir, le temps d'aimer. » 

Paul Virilio


Notre époque contemporaine est paradoxale. Nous n’avons semble-t-il jamais été aussi sollicités par les réseaux sociaux et les divertissements en tous genres, il semble pour autant que nous soyons de plus en plus confrontés à la solitude. Depuis plusieurs dizaines d’années, les écrans nous ont peu à peu éloignés les uns des autres. En outre, depuis 2020, le recours aux confinements et au télétravail a intensifié « l’isolement relationnel ». Dans une étude Ifop réalisée en décembre 2020, 18% des Français déclarent se sentir toujours ou souvent seuls, contre 13% en 2018.

Les mêmes outils qui nous sursollicitent sont aussi ceux qui nous isolent. Il est possible de se faire livrer ses courses, ses repas, ses achats, de parler à un ami sans le voir et bientôt avec le Metaverse de Facebook il sera possible de se retrouver dans un salon virtuel et de mener une vie virtuelle sans bouger de chez soi. Le cyberespace ou cybermonde désigne selon le dictionnaire Larousse un « espace virtuel rassemblant la communauté des internautes et les ressources d'informations numériques accessibles à travers les réseaux d'ordinateurs ». Ainsi, l’homme crée un espace virtuel : il fait évoluer la notion d’espace physique pour symboliser le lieu où gravite l’information dématérialisée.

POUVOIRS ET DANGERS DE LA SOLITUDE

« De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi même comme Dieu. »

Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d'un promeneur solitaire


La solitude ne peut être pensée que par la personne qui se sent seule. Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau évoque le bonheur avec les termes de la vie paisible, de la nature, de la promenade, de l’île – lieu de l’isolement. Le bonheur est synonyme de nature, laquelle lui sert de refuge « pour y rêver à [son] aise ». Seule la solitude permet une telle chose.

« Il faut être perdu, il faut avoir perdu le monde, pour se trouver soi-même. »

Henry David Thoreau, Walden


On retrouve ici l’expérience de Henry David Thoreau qui, au moment de l’indépendance américaine, est parti s’isoler dans une cabane dans la forêt auprès d’un étang dans laquelle il choisit de vivre pendant 2 ans seul. Ou encore de Sylvain Tesson parti s’isoler lui-aussi dans une cabane, cette fois sur les bords du Lac Baïkal pendant plusieurs mois.

Or, pour la philosophe Hannah Arendt, si on perd notre capacité à être seul, on perd notre capacité à réfléchir. Et c’est ce manque de solitude propice à la réflexion qui explique en partie le fait que quelqu’un comme Adolf Eichmann, l’artisan de la « solution finale », ne s’est à aucun moment rendu compte de ce qu’il faisait.

Tous ces auteurs mettent en avant le besoin de se retirer du genre humain, de se recentrer sur soi. Aujourd’hui, l’essor de la méditation ou du yoga, activités solitaires, démontrent un besoin de solitude synonyme de tranquillité, dans un monde hyper-connecté qui ne nous laisse jamais seul.

Mais, qu’il s’agisse de Rousseau, Thoreau ou Tesson, tous ont fait de la solitude un choix et surtout se sont retirés du monde. En effet, nous ne considérons pas de la même manière un auteur qui se retire dans un cabanon dans la forêt et un enfant qui serait seul à la cour de récréation pendant que les autres enfants jouent autour de lui. Le télétravail est un cas hybride, il est un choix mais ses conséquences dépassent les prévisions. 

Si, selon nos auteurs, de la solitude naît la réflexion, de la solitude naît aussi la léthargie. Le télétravail n’est pas une retraite spirituelle. Il est une mise à l’écart subit. Bien évidemment, ce mode de travail comporte tous les avantages que nous avons cités précédemment, néanmoins, il conduit à une forme d’isolement. Le salarié ne sort plus de chez lui, ne rencontre plus personne, n’a plus la vie sociale de bureau – certes souvent ennuyeuse – qui se justifie par le fait que nous soyons des animaux sociaux. Même les moines vivent à plusieurs.

Le yoga, la méditation, créent un oasis de solitude, de tranquillité, dans un monde hyperconnecté. Le télétravail généralisé peut, dans certains cas, faire de cet oasis une habitude. 

Or, les conséquences sur la santé mentale sont fortes. 71% des Français se sentant seuls se déclarent aussi tristes tandis que 43% indiquent avoir consommé un médicament psychotrope (somnifère, anxiolytique, antidépresseur, neuroleptique et stabilisants régulateurs de l’humeur). Enfin, 63% déclarent avoir des pensées suicidaires contre 17% pour les personnes se sentant rarement ou jamais seules. Ces chiffres montrent que nous sommes entrés dans une ère de solitude qui se paye cher.  

DÉCONNEXION

En outre, la généralisation du télétravail induit un autre problème à savoir le manque de déconnexion. Le télétravail fait de l’espace privé l’espace du travail. Dès lors, la démarcation, déjà difficile, entre vie professionnelle et vie privée devient encore plus problématique.

Face à l’abolition des frontières entre entreprise et domicile, entre vie professionnelle et instants de récréation, un véritable questionnement éthique s’impose. Ces pratiques qui tendent à effacer les frontières entre les employés et leur travail, vont dans le sens inverse d’une déconnexion vis-à-vis de l’entreprise de la part du salarié, et donne toujours plus d’importance à l’entreprise dans son quotidien. Cela tend à une essentialisation des salariés à leur travail, où en fin de compte, les salariés – ou collaborateurs – sont réduits à leur travail. Dans le cadre de la révolution numérique, où le télétravail se généralise, la frontière entre les vies professionnelle et personnelle mérite de retrouver sa place. Il doit y avoir une spatio-temporelle effective entre le lieu et le temps de travail de l’employé et son entreprise. 

Aujourd’hui, même lors des confinements les plus stricts, les liens ne sont pas rompus grâce au numérique. Mais ce contact se transforme en disponibilité permanente. Dès lors, les journées de travail deviennent infinies. A tout moment, il est possible de recevoir un mail de relance. Cette ultradisponibilité a alors les graves conséquences citées plus haut. D’après l’étude réalisée par la plateforme d’emploi Monster, parmi les personnes en situation de télétravail, près des deux tiers ont connu les symptômes d’un burn-out.

Finalement, Thoreau lui-même, quelques semaines après son arrivée dans la forêt, s'est demandé « si le voisinage proche des hommes n’était pas essentiel à une vie sereine et en pleine santé ».

« L'enfer est tout entier dans ce mot : solitude. »

Victor Hugo


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