Depuis l’avènement de la télévision et plus encore aujourd’hui celui des réseaux sociaux, nous avons accès à des images atroces de catastrophes se passant aux quatre coins du globe qui attisent notre curiosité avant de sombrer dans l’oubli quelques jours plus tard.
Une grande partie du monde en ligne est construit pour susciter l’agitation, se nourrissant de la peur, l’indignation et l’anxiété. Internet lui-même induit une source de stress, une angoisse, avec ses notifications sous forme de pastilles rouges, ses onglets ouverts qui ne demandent qu’à attirer notre attention et ses feeds infinis sur lesquels nous pouvons scroller des heures et des heures chaque jour.
Tout passe par le prisme des réseaux sociaux qui, en donnant à voir toute la misère du monde, ou du moins une partie, pour quelques jours seulement, amènent une forme de banalisation de l’horreur et suscite alors une curiosité malsaine. Les médias, sociaux ou traditionnels, entretiennent alors une pornographie des catastrophes.
« “Plus jamais ça”, c'est ce que disaient les déportés. Nous avions très peur de disparaître tous et qu'il n'y ait aucun survivant pour raconter cette tragédie. Il fallait que certains survivent pour pouvoir dire ce qui s'était passé et qu'il n'y ait plus jamais de semblable catastrophe. Aujourd'hui, à chaque accident, ou même pour des faits divers, on proclame “plus jamais ça”, à tout propos et sans aucun discernement. Plus que le négationnisme, le danger, c'est qu'on compare des situations qui n'ont rien à voir. C'est à-dire la banalisation »
Simone Veil, Interview dans Le Nouvel Observateur, n°2097, du 13 au 19 janvier 2005
LES MEDIAS
« La mort d'un homme est une tragédie. La mort d'un million d'hommes est une statistique. »
Joseph Staline
Un exemple simple : la popularité de la recherche « Afghanistan » sur l’outil Google Trend (qui permet de voir l’historique de l’intensité de recherche d’un mot) est toujours quasi inexistante, seul demeure un pic très ponctuel et très intense la semaine du 15 au 21 août 2021 lorsque des scènes de chaos à l’aéroport de Kaboul avaient envahi nos réseaux sociaux suite à l’arrivée des Talibans dans la capitale afghane.
Lorsque les médias diffusent des images horribles ou tragiques en boucle 24 heures sur 24, les faisant constamment entrer dans nos têtes, et qu'ils qualifient ensuite les événements décrits de « tragédie indicible »... malgré le fait qu’une myriade de présentateurs, journalistes, « experts », les analysent 24 heures sur 24, il y a un paradoxe. Les médias ont la sensation qu’ils perdraient des lecteurs, de l’audience sans mauvaises nouvelles à annoncer. Alors, à coup d’éditions spéciales, les chaînes d’information en continue nous ressassent en permanence des mauvaises nouvelles, qu’elles soient des catastrophes à l’autre bout de la planète ou des faits divers dans notre pays. Alors, les titres sont toujours plus putaclic, et les images toujours plus angoissantes. Et les algorithmes régissant les réseaux sociaux ne mettent en avant que ces contenus qui génèrent beaucoup de réactions, beaucoup plus que tout autre contenu.
Le problème n’est pas tant que les médias ou les réseaux sociaux nous donnent à voir des catastrophes, mais qu’ils ne nous offrent aucune clé, aucune piste quant à ce que l’on peut faire d’une telle information. Or, plus les gens perdent leurs espoirs et leurs illusions, plus ils perdent leur volonté d'aider. Ils perdent l'envie de se battre pour leur propre avenir. Dès lors, l’annonce d’une catastrophe à venir devient une prophétie auto-réalisatrice.
« La vie a besoin d'illusions, c'est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. »
Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe
Nous avons aussi besoin de récits d’espoir qui nous fasse avoir confiance en une forme d’avenir ou du moins nous fasse vouloir nous battre pour cet avenir sans sombrer dans une forme de dépression et d’angoisse quant au futur.
Parfois cette pornographie des catastrophes est même utilisée afin de générer un soutien financier. Le plus souvent associé au 11 septembre, où chaque mention de l'« attaque terroriste » aux Etats-Unis était suivie d'une publicité pour des t-shirts de la police de New York et des autocollants du drapeau américain.
Cette curiosité malsaine et froide nous amène alors tous les 11 septembre à rechercher sur Youtube des vidéos des attentats terroristes qui ont provoqué la mort de presque 3 000 personnes. La distance émotionnelle induite par les écrans ne nous fait pas nous rendre réellement compte de l’ampleur des catastrophes que nous regardons de loin.
Le tourisme est alors devenu une victime de cette curiosité et certains comptent bien en profiter. En effet, s’il est important de se rendre à Auschwitz afin de commémorer les horreurs de la seconde guerre mondiale, il est dramatique de constater que sous le hashtag #Auschwitz sur Instagram on puisse voir des photos de touristes se mettant en scène, prenant la pose en équilibre sur les rails qui mènent à l’entrée du camp. Il en est de même pour le mémorial de la Shoah à Berlin où certains touristes prennent la pose sur les imposants blocs de béton. Et cette curiosité touristique prend de l’ampleur…
Dernier exemple en date, après les inondations monstres qui ont provoqué la mort de 170 personnes en Allemagne cet été, les autorités locales ont déploré l’arrivée de touristes venus spécialement « pour l’occasion ». Sans aider personne, ces derniers sortaient alors leur appareil photo pour immortaliser cet instant de dévastation et de désolation.
Ouragan Katrina, Tchernobyl, Fukushima… depuis quelques années s’est en effet développé le « tourisme noir » qui promet de nous emmener sur des sites de catastrophes passées. A la Nouvelle-Orléans, après le passage de l’Ouragan Katrina, des Tours touristiques proposaient ainsi un circuit passant par des quartiers dévastés, offrant ainsi aux touristes le spectacle de désolation qu’ils étaient venus chercher.
Outre ces exemples extrêmes, nous sommes nombreux à avoir pratiqué ce tourisme sans nous en rendre compte lorsque l’on visite des anciennes prisons, des lieux de tortures, des cimetières - lorsqu’il n’y a pas de notion de mémoire derrière - simplement par curiosité.
Cette fascination pour le terrible se rapporte alors au concept de « sublime » du philosophe Edmund Burke. Le sublime est quelque chose selon lui qui a une emprise sur nous. Il est une « terreur délicieuse ». Il est lié à la conservation de soi. Nous contemplons un danger assez lointain pour qu'il ne nous menace pas directement. Le sublime est alors une esthétique du terrible, de la violence, de la mort.
« Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger ; c’est-à-dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir »
Edmund Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1803)
Pour Burke, les idées de douleur sont beaucoup plus puissantes que les idées liées au plaisir. Nous sommes tous fascinés par le spectacle de la catastrophe. Visiter des ruines, des maisons abandonnées, des lieux de sinistres, nous font nous sentir vivants. Mais pour cela il faut qu’il y ait une distance. Ainsi, quelqu’un se sentant trop proche d’un sinistre dû à une histoire personnelle ou familiale sera davantage angoissé, gêné, dégoûté, il ne ressentira que le terrible.
Selon Philip Stone, directeur de l’Institut pour la recherche sur le tourisme noir de l’Université du Lancashire (Royaume-Uni), dans nos sociétés actuelles, « la frontière est bien mince entre commémoration et commercialisation ». Il est ainsi difficile de savoir si la construction d’hôtels non loin de lieux de catastrophes humaines ou naturelles ou l’organisation de tours, de visites, relèvent d’un devoir de mémoire, d’un soutien économique à une région dévastée ou de l’exploitation économique d’une curiosité malsaine.
Les médias, les réseaux sociaux, nous font voir le terrible, l’horrible, par le prisme d’un écran, à distance, renforçant alors notre curiosité malsaine et notre volonté de se confronter au réel dans un monde qui ne nous offre plus que des artifices.
si nous pouvons nous permettre d'exister,
ce ne sera que grâce à nos lecteurs.
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