D’après Anne Creissels, dans son ouvrage Prêter son corps au mythe : le féminin et l’art contemporain, « Le fait de s’intéresser à des artistes femmes constitue a priori, aux yeux de l’histoire de l’art, une particularité sinon un problème. Ce choix, en portant sur une catégorie sexuée d’artistes, remet en question le caractère implicitement universel et asexué de l’Histoire de l’art ».
Aussi dommageable que puisse être la remise en cause de cet idéal d’universalité dans l’Histoire de l’art, il semble à première vue que l’attention portée aux « artistes femmes » résulte principalement de la mobilisation de ces dernières en tant que « femmes artistes ».
L’INVISIBILITE DU TRAVAIL DES PLASTICIENNES
Plasticienne : artiste réalisant des œuvres relevant des arts plastiques
Alors que les femmes ne font leur entrée à l’École des beaux-Arts qu’en 1897, elles représentent au courant des années 1970 environ 40 à 50% des élèves. La discrimination s’opère ainsi moins pendant la période de formation des artistes qu’à l’entrée sur la scène artistique où le gouffre s’accentue. En effet, on ne retrouve que 5% de plasticiennes dans les revues artistiques, avec des taux proches de 0% dans les revues plus avant-gardistes. L’autocensure intériorisée des plasticiennes d’une part et l’accès plus difficile des femmes aux réseaux d’artistes d’autre part constituent deux explications à ce phénomène.
Les expositions sont un exemple criant de ce « plafond de verre ». La célèbre exposition 60-72. Douze ans d’art contemporain en France organisée en 1972 à la demande de Georges Pompidou ne comptait que 4 femmes sur 106 artistes (soit 3.77% de l’effectif total).
Si le monde de l’art est en France presque exclusivement masculin jusqu’au dernier tiers du XXème siècle, les « artistes femmes » font à partir des années 1970 l’objet d’un intérêt nouveau et deviennent sensiblement plus présentes au sein du milieu artistique.
L’attention nouvelle portée aux « femmes artistes » s’inscrit à l’origine dans une démarche féministe où le domaine artistique rencontre la sphère politique. De 1972 à 1978, on assiste ainsi au développement de groupes de plasticiennes dont l’objectif est de combattre la domination masculine au sein du milieu artistique.
« Suite à mai 68, la prise de pouvoir politique a été accompagnée d’une prise de pouvoir culturelle. »
Fabienne Dumont
Le terme de « mouvement des femmes dans l’art » est employé pour la première fois en 1978 par Aline Dallier pour désigner l’« arrivée en masse des femmes sur la scène artistique et le désir de certaines d’entre elles d’agir dans le milieu culturel pour une meilleure reconnaissance de l’art des femmes ». Contrairement à leurs homologues américaines, les plasticiennes françaises ont mis plus de temps à s’organiser. Il a fallu en effet attendre plusieurs années après le début des manifestations du MLF pour assister à leur progressive émergence.
Mouvement de libération (MLF) : mouvement, fondé en 1970, destiné à lutter contre toutes les formes d'oppressions et de misogynie à l'encontre de la femme
« Ce lent démarrage peut s’expliquer par la relation plutôt distante entre le MLF et le milieu de l’art. Au début des années 1970, les objectifs prioritaires des militantes étaient les droits des femmes, la contraception et l’avortement : elles n’étaient pas forcément à l’écoute des plasticiennes. »
Diana Quinby
Ces groupes constituaient des lieux de réflexions et de rencontres qui permettaient notamment aux jeunes artistes de s’insérer plus facilement dans le milieu artistique et de sortir de leur isolement professionnel.
A titre exemple, le groupe Femmes en lutte réalisa des expositions abordant principalement la mise en scène stéréotypée de la femme dans les médias et le conditionnement domestique. Les membres de ce groupe refusèrent de signer leurs œuvres afin de matérialiser symboliquement l’universalité et l’impersonnalité de leur lutte.
Le point commun des groupes de plasticiennes résidait dans leur très grande hétérogénéité. En effet, au sein de chaque groupe cohabitaient des femmes travaillant différentes techniques et appartenant à différents courants artistiques. Cette spécificité différencie les groupes de plasticiennes des groupes d’artistes – au sens traditionnel du terme – dans la mesure où ces derniers réunissent généralement des artistes autour d’une même technique ou d’une même vision de l’art.
Si les incidences institutionnelles de ces groupes furent mineures, les conséquences personnelles sur la construction de leur identité en tant qu’artiste furent réelles.
Les œuvres des plasticiennes sont marquées par une volonté de révéler ou de dénoncer les divers aspects de leurs conditions de femme et de vie. La réutilisation détournée des apprentissages féminins peut passer par exemple par l’utilisation de techniques traditionnellement associées à l’imaginaire féminin. On peut mentionner le travail de Raymonde Arcier, dont les œuvres sont réalisées en crochetant trois matériaux : du coton, de la laine et du métal. Elle réutilise ainsi de manière détournée un « apprentissage culturel féminin » pour matérialiser son enfermement dans la société et créer un symbole de la servitude domestique.
Attention cependant à ne pas confondre « femme artiste » et œuvres à portée féministe. Si une majorité de plasticiennes se sont inscrites dans un contexte d’affirmation des mouvements féministes, toutes les œuvres ne peuvent pas pour autant être qualifiées de féministes. La transmission des particularités de l’expérience et des acquis culturels des femmes peut, tout comme elle peut ne pas, s’accompagner d’une revendication féministe, d’où l’importance de parler de plasticiennes et d’artistes aux œuvres engagées et non pas de « femmes artistes ». Libre ainsi à chacune de se définir comme elle le souhaite.
Les institutions culturelles légitiment – au travers de leurs choix artistiques, leurs allocations budgétaires et/ou leurs commandes – les artistes. Selon Anne Creissels, « l’idée d’universalité repose sur une indifférenciation sexuée de l’artiste et par-là de l’art ». Parce que privilégiant majoritairement les hommes, l’histoire de l’art ne peut être qualifiée d’asexuée, mais bien d’androcentrée. D’après le Dictionnaire Larousse l’androcentrisme désigne un « mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des êtres de sexe masculin ».
En réaction à la reconnaissance du caractère non-asexué de l’histoire de l’art s’est développée une position dite différentialiste. S’intéresser aux artistes femmes induit une valorisation du féminin, mais a de ce fait comme travers de tendre vers l’essentialisme, car laissant supposer qu’il y aurait une différence d’essence entre hommes et femmes. Cette vision fait du sexe de l’artiste le déterminant de ses œuvres.
L’effet pervers de cette approche est qu’elle est en contradiction avec toute dimension totale et non contingente de l’art. D’après Armelle Leturcq, il est donc « dangereux de parler d’un art féminin comme d’un art masculin, cependant il y a nécessité de ne pas nier, en tant qu’artiste, son identité ».
Extraits de la préface de l’ouvrage Femmes d’art de Marie-Stéphanie Servos, les propos introductifs de Rebecca Amsellem semblent particulièrement opportuns en guise de conclusion : « Je n’affirme pas que les femmes ont une sensibilité qui mériterait d’être exposée. Je n’affirme pas non plus qu’elles sont de « meilleures » artistes, il n’y a d’ailleurs rien de plus subjectif que le goût pour une œuvre. Néanmoins, en refusant de corriger un biais patriarcal et de financer les artistes femmes, les institutions invisibilisent les travaux des femmes. »
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