Le 20 octobre dernier est sorti dans les salles de cinéma l’adaptation du roman de Balzac, Illusions perdues. Le film, absolument génial, nous plonge dans le XIXe siècle à Paris sous la restauration. Un Paris des spectacles, mais aussi d’une presse corrompue, du virage capitaliste et libéral... Balzac nous donne à voir la naissance du grand mouvement qui va donner la société moderne. L’histoire classique est celle d’un jeune provincial qui décide de monter à Paris et est très largement inspirée de la vie de Balzac lui-même. Si ce film nous passionne c’est aussi car il résonne avec notre époque actuelle. Pourtant, Balzac l’a écrit et publié il y a presque 200 ans. Alors pourquoi une telle modernité ?
« Il est difficile, répondit Lucien en revenant chez lui, d’avoir des illusions sur quelque chose à Paris. Il y a des impôts sur tout, on y vend tout, on y fabrique tout, même le succès. »
Honoré de Balzac, Illusions perdues
Le film, comme l'œuvre de Balzac, présente très en profondeur et très cyniquement le monde parisien de la presse qui possède un droit de vie ou de mort sur les œuvres littéraires ou théâtrales de l’époque. Les bonnes critiques s’achètent. On cherche le scandale pour faire vendre. L’évocation des fausses nouvelles et des fausses rumeurs nous ramène évidemment à notre époque contemporaine avec les fameuses “fake news”. Finalement, peu importe que quelque chose soit vrai ou faux du moment que cela provoque des réactions et que cela fasse vendre. Bad buzz is still buzz. C' est un monde cynique. Tout se monnaye, tout se crée, y compris la célébrité.
« La polémique est le piédestal des célébrités. »
Honoré de Balzac, Illusions perdues
A ce jeu-là, il semble que de nombreuses personnalités l’ont bien compris. On peut bien sûr penser à Eric Zemmour qui n’est plus à une polémique – ni à une condamnation – près.
Cet état d’une partie de la presse de l’époque n’est pas sans rappeler notre environnement médiatique actuel. Aujourd’hui, les médias traditionnels se trouvent concurrencés par les réseaux sociaux et les chaînes d’informations en continue qui déversent minute après minute un flot d’informations souvent non-vérifiées et non-analysées. Alors, tous jouent le jeu de la viralité et de la publicité. Il en va de leur business model.
La période que nous vivons actuellement présente aussi des similarités avec le XIXe siècle d’un point de vue économique et certaines tendances nous y ramènent. Notamment concernant les inégalités. Dans les courbes représentant les niveaux d’inégalités, il est frappant de voir que ces dernières marquent un certain retour à situation fin XIXe en Europe occidentale et aux Etats-Unis. Le XIXe siècle pour l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord avait ainsi vu le développement d’une classe dominante riche, puissante, arrogante et surtout peu portée au compromis. A l’inverse, le XXe siècle était devenu le siècle du compromis entre les classes les plus puissantes et les autres. L’Etat était alors l’expression et l’agent de ce compromis.
C’était dans cet état de fortes inégalités et de développement au XIXe siècle d’une forme inhumaine du capitalisme que se sont développées les théories anarchistes et communistes. Aujourd’hui nous voyons ainsi une forme de renouveau de la pensée socialiste de critique du capitalisme et du néolibéralisme – qui ne se traduit néanmoins pas véritablement dans les urnes.
« L’or est la seule puissance devant laquelle ce monde s'agenouille. »
Honoré de Balzac, Illusions perdues
Dans son ouvrage, Balzac critique le langage de l’argent, le seul que comprend la nouvelle classe bourgeoise qui se constitue depuis les débuts de la révolution industrielle : l’aristocratie financière. Il n’avait pourtant rien vu. Peut-être qu'un jour un banquier deviendra président.
Aujourd’hui la crise climatique et surtout l’inaction flagrante des dirigeants politiques et économiques de notre monde ont fait perdre à la jeunesse, qui vivra les conséquences dramatiques du changement climatique, ses illusions. Désormais, une majorité de jeunes se déclare anxieuse quant à l’avenir. Les parents d’aujourd’hui pensent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux demain, un paradoxe pour une société fondée sur l’idée de progrès. Selon une étude menée dans différents pays, les trois quarts (74% en France) des 16-25 ans des 10 pays interrogés – du Nord comme du Sud – sont inquiets par le futur qu’ils jugent « effrayant », tandis que « l'éco-anxiété » devient une pathologie reconnue par les psychologues. En Californie, des groupes de parole se réunissent pour ceux qui, ayant vécu des événements climatiques traumatisants, ressentent le besoin d’en parler.
La jeune génération est une génération désenchantée. Elle ne croit plus en tout ce que leurs parents et grands-parents ont cru. Elle sait que l’ascenseur social n’existe pas, ou plus. Il faut aujourd’hui 6 générations (ou 180 ans) en France pour sortir de la pauvreté. Elle sait qu’elle vivra des épisodes climatiques extrêmes. Nous avons voulu croire aux engagements écologiques, à la « maison qui brûle » de Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg en 2002, pourtant un rapide tour des chiffres abat nos illusions. En 1995, les énergies fossiles représentaient 86% du mix énergétique mondial, en 2020 elles en représentaient 84%. En 1995, le charbon représentait 26%, en 2019 27%. On a vu changement plus radical. Dans le même temps, les émissions annuelles mondiales de CO2 ont bondi de 55%. Rien ne permet d’avoir la certitude à ce jour que nous éviterons la catastrophe. Pour autant cette perte d’illusion n’induit pas un abandon et les jeunes prennent la tête du militantisme mondial en faveur d’un changement réel.
En attendant, cette jeunesse se retrouve en partie dans les « bouillons », ces restaurants qui semblent nous rappeler ce XIXe siècle synonyme d’une époque révolue d’une certaine grandeur mais aussi d’une vie plus simple, plus douce. En avril 2021, un sondage d’Ipsos Sopra-Steria pour « Le Monde » révélait que la protection de l’environnement est désormais la deuxième préoccupation des français. 82 % des sondés veulent même des « mesures rapides », quitte à « modifier leur mode de vie ». Nouvelle illusion ou réel espoir ? Et si les illusions étaient nécessaires pour forger le monde de demain...
« La vie a besoin d'illusions, c'est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. »
Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe
si nous pouvons nous permettre d'exister,
ce ne sera que grâce à nos lecteurs.
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